PASSE L’HISTOIRE À LA PASSOIRE
ZERBINETTE : Commençons par un aveu. Je n’ai pas lu la BD de Fabcaro. Ce qui ne m’a pas empêchée de comprendre l’histoire que voici. Un auteur de BD fait ses courses au supermarché du coin. Arrivé à la caisse, il réalise qu’il n’a pas sa carte de fidélité. À la manière d’un Henri Michaux ou d’un Italo Calvino, la narration nous embarque alors dans une odyssée foutraque. Il s’agit de poursuivre le coupable de ce crime d’infidélité consumériste. Et c’est pas triste. Derrière les conversations de bar faussement légères, la peinture grinçante d’une France gangrenée par la délation, le racisme et les préjugés en tous genres. Radiophonie d’une déconfiture, plus vraie que nature.
MANZI : Commençons par une évidence. Fabcaro est mon auteur de bédé de chevet (ou plutôt de cabinet) et j’avais très peur de cette adaptation radiophonique théâtralisée. La lecture - surtout pour ce genre de bande dessinée - est un voyage solitaire, peuplé d’interprétations personnelles qui supporte souvent très mal une transformation en images animées et causantes. C’est parfois aussi gênant que ce pote qui essaie de te raconter les couvertures auxquelles vous avez échappé de Charlie Hebdo. Cette entreprise était donc fort périlleuse mais la troupe du Théâtre de l’Argument a su préserver l’esprit de l’auteur avec une narration très rythmée franchement à la hauteur. Zaï Zaï Zaï Zaï propose une succession de saynètes sociétales hilarantes toutes au service d’un scénario totalement absurde mais haletant. L’adaptation cinématographique est pour 2020 et j’ai encore beaucoup de mal à me dire que ça va être bien.
SCÉNOGRAPHIE AU BISTOURI
ZERBINETTE : Comme son nom l’indique, le théâtre radiophonique repose sur l’enregistrement à vue et en direct du script. La géographie acoustique dessine trois ensembles au plateau. Côté jardin, le héros. Au centre, une France hétéroclite, polyphonie incarnée par six comédiens attablés en brochette. Sur la droite, Christophe Danvin et sa guitare pour une créa sonore électrique parfaitement adaptée à l’ambiance hystérique. À ses côtés, une comédienne assignée aux bruitages et aux commérages. Puis, tous les débordements dont je ne causerai pas, qui donnent à cette scéno dynamitée bien des occasions de nous secouer.
MANZI: Ce faux enregistrement d’un émission de radio est aussi réjouissant que d’observer des acteurs en train de doubler un dessin animé. Certes figés derrière leur micro, les acteurs sont obligés de grimacer, de surjouer et c’est une explosion d’incarnations et de curieux sons. C’est parfois un peu trop burlesque mais le tempo endiablé évite les chutes loupées ou trop anticipées.
ET LES COMÉDIENS, ILS ÉTAIENT BIEN ?
ZERBINETTE : Compte tenu des contraintes imposées par le cadre de l’émission de radio : déplacements limités, pas de costumes, peu de possibilités d’interactions physiques et visuelles entre les comédiens, leur performance vocale m’a enthousiasmée. Dans ce feu d’artifice sonore, les protagonistes nous ont porté tambour battant vers des sommets d’hilarité, non dénués d’acidité. En effet, on y entend divers accents. Les catégories socioprofessionnelles sont épinglées avec acuité. Statiques mais diablement caustiques, les artistes ont tenu la cadence jusqu’à la transe.
MANZI: Le succès de cette adaptation repose évidemment sur la qualité de l’interprétation et toute la troupe est au diapason. Bien sûr, pour apprécier leurs performances, il faut être friand d’humour absurde que je ne tenterai pas d’analyser au risque de passer pour le pédant de service. Disons que si le dessin ci-dessous vous fait marrer, vous venez de louper un brillant hommage à ce genre de registre décalé:
CE QUI T’A MARQUÉ SANS T’ÉTALER
ZERBINETTE : L’habileté dans les changements de registre. De la philosophie de comptoir : « Si les éléphants étaient petits blancs et carrés, eh ben ce seraient des sucres ! » aux citations d’ Oscar Wilde, les stéréotypes humains émaillent leurs certitudes de références saugrenues. Antisémitisme, théorie du complot, inégalités sociales, toutes les scories de notre société sont abordées dans un badinage qui tient du carnage.
MANZI: J’ai trouvé très malin de mettre le prologue à la fin et d’inviter le public à monter sur le plateau pour boire un verre et échanger avec les acteurs. Si ce genre de procédé sonne parfois démago, cette fois-ci c’était parfaitement intégré au propos et à la scéno. Alors qu’une bonne partie du public se désaltérait et déblatérait, un projecteur de poursuite éclairait successivement des couples d’acteurs immobilisés et leurs dialogues enregistrés étaient diffusés dans la salle. Ce prolongement dans l’univers de Fabcaro avec cette mise en lumière des conversations extraites du cultissime “Et si l’amour c’était aimer?” fut aussi inattendu que participatif. Bravo à Maïa Sandoz pour l’originalité et l’intelligence de cette adaptation. Ce n’est pas pour rien qu’elle a également mis en scène “Je parle toute seule” et “Bonne nuit Blanche” de Blanche Gardin.
T’AS AIMÉ OU PAS, SOIS FRANC OU TAIS-TOI
ZERBINETTE : Oui. La satire est un art délicat. La compagnie du Théâtre de l’Argument n’en manquait pas pour nous faire rire de la cynique réalité. Les voix ont dessiné avec brio les messages graphiques de Fabcaro. On ne fuit pas impunément un système dans lequel l’homme s’est enferré si patiemment. Zaï Zaï Zaï Zaï fut une échappée belle dans le climat culturel actuel.
MANZI: À la sortie de ce spectacle, difficile de mesurer l’engouement global du public. J’ai échangé avec des aficionados de Fabcaro restés sur le carreau, des bleus bites immédiatement néophytes et une Zerbi totalement convertie. Pour ma part, j’ai passé un moment grisant alors que j’avais relu exprès la bédé avant. J’étais donc prêt à détester mais le rythme effréné m’a emballé. J’avais beau connaître les chutes, je me suis rarement dit “zut !”. Les quelques effets burlesques un peu trop appuyés sont vite oubliés et rattrapés par des personnages foutrement incarnés et une bande-son bien léchée.
Pour prolonger votre immersion, voici quelques indispensables recommandations: