Givran n’aime pas les femmes faciles. Après Liddell, le voilà de retour avec « L’amour de Phèdre » de la dramaturge britannique Sarah Kane. Le résultat, c’est une standing ovation le 31 mars dernier au CDNOI, à croire que le théâtre « In yer face », littéralement « Dans ta gueule », n’a rien perdu de son pouvoir. Et pour cause : le mouvement lancé par Kane dans les années 90 dénonce les violences du monde contemporain. Un thème que le réunionnais sublime dans une mise en scène hypnotique. Oui, cette critique sera dithyrambique.
ZERBINETTE : Inmontable la pièce de Sarah Kane ? Pas pour Givran, qui confie pourtant ses difficultés : la réécriture du mythe de Phèdre est d’une rare violence. En particulier la scène du lynchage final et les nombreuses didascalies. Sans parler du monde au plateau, ni de la densité de l’intrigue. Fini, le temps racinien des trois heures de représentation en cinq actes. Pour évoquer les affres de la passion amoureuse, le metteur en scène doit condenser. Une heure vingt de voyage explosif au cœur du désir. Un spectacle total, qui nous dévore jusqu’à l’acmé.
L’’ancrage dans le monde contemporain participe au succès de notre immersion. La pièce débute dans un studio radiophonique pour finir dans une cage carrousel, manège désenchanté où les catcheurs du chœur antique se décortiquent. MMA, breakers, docteurs cyniques et prêtres encagoulés aux voix transformées se donnent la main pour nous plonger dans un vortex dantesque, jusqu’au dernier arrêt. Sans oublier les échappées en voiture télécommandée, clin d’œil désormais iconique à l’esthétique scénique Givran, où cynisme et technologie s’allient pour déclencher les cataclysmes. Ajoutons à la liste des performances celles de la chorégraphie et de la création sonore, domaines de prédilection de Manzi, donc à toi l’ami.
MANZI : Dramaturge suicidaire + Planète rap + tragédie inspirée de Phèdre, bienvenue dans le kamoulox du tox. Les puristes de Racine pourraient esquiver la proposition pour un prétendu rendez-vous piscine mais, si les eaux paraissent troubles et glaciales, cette pièce est un régal. C’est en creusant le ténébreux que Givran parvient à faire jaillir du lumineux. Je connais une spectatrice assidue, parfois éclairée, ayant eu de sérieuses réticences pour sa précédente création un peu brouillonne qui m’a envoyé ce texto : « Givran. Claque du siècle. Meilleur spectacle ever ». Même si l’on n’est pas toujours en phase avec son univers, il faut admettre que chaque pièce de la Cie Qu’avez-vous fait de ma bonté ? surprend comme un coup de tonnerre.
Pour que ça gronde dans cet underground, Kwalud a choisi une bande originale mélangeant hip hop culte des années 90 (notamment Cream du Wu Tang Clan) et musique classique. Si tu ne kiffes que la country, tu risques de passer à côté de cette block party. La puissance dramatique de ce Sarabande dépoussiéré sublime un tableau très chorégraphique me rappelant Les Indes Galantes de Rameau, dans lequel Clément Cogitore s’emparait de cet opéra-ballet avec des danseurs de krump. L’amour de Phèdre ajoute une pierre supplémentaire à son édifice avec un environnement résolument cinématographique. Fan de Tarantino, Zerbi va vous en dire quelques mots…
ZERBINETTE : Arrête ton cinéma, ce texto est de moi. Si j’avais aimé la création vidéo de « La pluie pleure », le rythme décousu de la narration m’avait perdue. Cette nouvelle proposition m’enchante par la force des tableaux, qui subliment les contrastes. Aux logorrhées de Phèdre répondent les silences de Thésée. À l’immobilisme du duo Strophe/Hippolyte, bloqué à la table/proue du navire radiophonique, succède le tango vengeur d’une Phèdre obscène en fond de scène. Les balancements du lustre encensoir oscillent dans la pénombre d’une messe Baudelairienne avant que des éclats stroboscopiques n’accentuent le tragique. Le dernier quart d’heure est une explosion en trois dimensions, où les comédiens escaladent et chutent, s’accouplent et se désagrègent. Quel bonheur d’assister à cette éclosion de noirceur, chez des acteurs qu’on a connus plus lisses…Mais j’ai botté en touche, balance ta tartine tarantinesque !
MANZI : Tu me tends la perche pour le son et tu refuses d’aborder les liens avec le septième art? Et ce, malgré cet écran imposant qui est un procédé très Tarantinien pour introduire les différentes parties, présenter les personnages et jouer avec les didascalies. Je pense notamment à cet échange éloquent entre Hippolyte le chaud lapin et Strophe la transalpine dont les saillies traduites sur grand écran amplifient sa rancœur envers ce prince rappeur, prétendument charmeur. Du reste, j’ai du mal à comprendre comment cet Hippolyte – qui pense avec sa bite – est à ce point magnétique alors qu’il ferait passer JoeyStarr pour un bobo romantique. Autre légère critique : le dispositif scénique. Côté cour, le studio radio et sa table aux cinq micros empêche une vision globale de l’espace pour les gens placés devant à droite. C’est dommage car ce plateau scindé en deux par des barrières de sécurité est une ingénieuse idée pour adoucir la violence des propos proférés. Entre ce qu’il entend, ce qu’il lit et ce qu’il voit, le spectateur est bousculé par cette odyssée sensorielle. Il va de soi que je recommande fortement cette pièce coup de poing. Même si je ne suis pas critique culturel à Libération, je vais m’autoriser cette punchline de quinqua en guise de hourra : Givran, c’est l’amour du travail bien Phèdre. Allez jeune Zerbi, relève le niveau et conclus avec brio.
ZERBINETTE: Magnétique cet Hippolyte ? Oui, parce qu’il annihile le classicisme, au nom de la décadence, dont il est le chantre. Parce qu’il tord le cou au valeureux guerrier de Racine. Parce qu’il n’est plus victime d’une belle-mère incestueuse mais bourreau des cœurs. Parce qu’il ancre son personnage dans une violente modernité. Celle des désirs assumés. De la mise à mort de la culpabilité vers la glorification des pulsions. À travers les ruines d’une catharsis qu’elle a désagrégée, la machine Givran file plein gaz vers le succès.
Prochaines représentations :
Jeudi 18, vendredi 19 & samedi 20 mai à L’auditorium Pierre Roselli (Leu Tempo Festival)