On a de plus en plus de mal à se garer sur les parkings des Teat. Dans la grande salle de Champ Fleuri, on retrouve la joie du coude-à-coude lors des standing ovations qui sont désormais légion. Pas de doute, c’est bientôt la fin de saison aux Teat départementaux. « Machine de cirque », super prestation québécoise aussi poétique qu’ubuesque n’a pas manqué de nous rafraîchir. Quoi de mieux avant la saison sèche.
ZERBINETTE : Au commencement, le plateau a des allures de « Lunch atop a Skyscraper ». Un cliché du photographe Charles Clyde Ebbets déjà revisité par Prejlocaj dans son « Lac des cygnes. » Pas de plaidoyer environnemental cependant pour les joyeux québécois juchés sur leur échafaudage. Juste un festival de pitreries poétiques, émaillées de prouesses circassiennes. C’est peut-être là que le mât blesse ; il manquait un fil rouge à cet enchaînement hétéroclite. Manzi arguera que ce n’est pas l’objet du cirque. Je me récrie, surtout depuis que Thyphus Bronx est passé dans cette même salle. Voilà un homme qui sait raconter des histoires, fussent-elles sordides. Bref. Machine de Cirque n’est pas un spectacle engagé, mais il a plein d’autres qualités. D’abord, on a beaucoup ri. Surtout lors de l’épisode des serviettes de toilette, virevoltant entre les zigotos nus sous la pluie. Une parodie des chippendales tordante. Et puis on a aussi adoré les clins d’œil historiques, comme le décollage de la mission Apollo sur une fusée radeau ; littéraires comme l’entrée d’Alice dans le labyrinthe amoureux à travers une porte imaginaire ; ou autres immersions poétiques engendrées par une ponctuation sonore au cordeau. Manzi, cette perche est cadeau.
MANZI: Bonjour, c’est moi Manzi, le Philippe Manœuvre de la musique de cirque. Enfin selon Zerbi. Après Leu Tempo et un double cabaret musical mais surtout bancal, je peux te dire que la performance du musicien-bruitiste m’a d’abord mis du baume au cœur. Si les circassiens sont souvent des touche-à-tout géniaux, à trop vouloir en faire, ils perdent un peu le tempo et surtout leur nébuleux propos. Bravo d’avoir choisi un pro. L’ouverture sur cette imposante structure de cordes et d’acier fait effectivement penser à cette célèbre photo Lunch atop a Skyscraper; impression renforcée par les bruitages joués à même les barres métalliques façon Stomp par Frédéric Lebrasseur (sacré nom pour un batteur). Ce dernier se démène pour coller aux gestes dans l’esprit d’un ciné-concert sur Les Temps Modernes et c’est clairement virtuose. Sauf que ça va finir par m’assommer, notamment quand il singe Louis De Funès dans son rôle de L’Homme-Orchestre. Outre ces passages un peu lourdauds, j’ai été embarqué par ce rythme soutenu. De manière générale, le spectacle carbure à plein pot avec une pulsation qui m’a rappelé le film Birdman d’Alejandro González Iñárritu et ce plan-séquence sans fin orchestré à la batterie. Ouh là là… moi aussi je sens que je commence à vous saouler avec ma logorrhée trop référencée. Zerbi, vite, parle-nous plutôt des moments un peu plus assoupissants.
ZERBINETTE: J’ai repéré quelques longueurs et cassures de rythme, surtout au début sur l’échafaudage ; que j’attribue comme je te le disais plus haut à l’absence de fil narratif. Mais je retiens plutôt les instants de grâce. D’ailleurs, le travail de mime des artistes pour épaissir leurs personnages m’a plus touchée que leurs performances sportives. J’ai adoré l’acrobate dégingandé qui s’est illustré par de multiples refus d’obstacles, rechignant à se déshabiller, ou à sauter à travers les cerceaux empilés. À l’image d’un Pierrot de Commedia dell’arte il a permis aux autres de briller. Idem pour d’autres micro-tableaux, comme l’évanouissement d’un gaillard avant le grand saut périlleux de son copain, ou les accès de colère paternaliste du batteur. À toi de nous dire quel passage t’a ébouriffé !
MANZI: Je reviens sur le tableau qui a marqué les esprits et les zygomatiques : celui des serviettes. Il n’est d’ailleurs pas impossible que vous l’ayez déjà visionné sur YouTube puisqu’il cumule des millions de vues.
Pour ma part, je retiendrai cet incroyable passing de massues, la poétique embardée en monocycle et ce final monstrueux à la bascule coréenne. Même si réduire cette création à une sélection de numéros serait ingrat puisqu’il y règne une atmosphère visuelle chiadée et une chorégraphie de tous les instants. Il faut se demander ce que ces six mâles fabriquent sur cet îlot post-apocalyptique. Est-ce l’absence féminine qui les pousse à aller en chercher un spécimen dans le public ? Qui cherchent-ils à contacter avec leur antenne de fortune ? Faut-il y voir une critique de notre monde ultra-connecté quand ces six joyeux lurons terminent leur représentation en parfait équilibre avec un instrument simplement acoustique ? Peu importe les interprétations, l’important est que cet univers nous fasse voyager même si je trouve la machinerie un peu trop huilée. Ça manque de grincements, de rouille, d’excentricité et d’originalité. Cependant, j’ai passé une excellente soirée devant ce grand moment de divertissement. Alors pourquoi allons-nous farfouiller dans les engrenages et gratouiller cette belle carrosserie ? Eh bien, c’est entièrement la faute de l’équipe des Téat qui, durant deux mandats, n’a jamais arrêté de nous distiller des propositions circassiennes de haute volée. Forcément, quand on a placé la barre aussi haut, pas facile de lâcher un extatique bravo au premier triple salto. Je profite de ce papier pour les remercier d’avoir été aussi ambitieux et judicieux dans leurs choix esthétiques. Si je suis devenu ce spectateur semi-professionnel, c’est grâce à ces géniales sollicitations qui me laisseront une kyrielle de souvenirs indélébiles. Je pense notamment à Celui qui tombe de Yoann Bourgeois Art Company, Vortex de Phia Ménard, Grande de Vimala Pons & Tsirihaka Harrivel, Rainbow de Jérôme Thomas, Le Vide/Essai de Cirque de Fragan Gehlker ou encore Il n’est pas encore minuit de la Cie XY. Je vous épargne mes coups de cœur théâtraux ou chorégraphiques car Zerbi devrait s’en charger…
ZERBINETTE: Comme je ne suis pas une chroniqueuse corrompue à la solde des Teat, je me garderai bien d’écrire à quel point j’ai vibré pendant ces huit années passées sur les sièges du Plein air ou de Champ Fleuri. C’est une fierté de se dire que c’est à La Réunion que beaucoup ont eu la chance de voir pour la première fois les Bobée, Pommerat, Et autres Chiens de Navarre ; mais aussi nos dramaturges péi, Fontano, Givran, Léocadie. Si « La mélancolie des dragons » de Philippe Quesne reste mon spectacle préféré, c’est sans doute parce qu’il résume bien la saveur de toutes ces saisons. Ce clap de fin m’autorise donc un manquement à la charte Bongou qui proscrit l’usage de la triplette qui va suivre : merci aux Teat pour cette programmation fulgurante, jubilatoire et déjantée.
Il m’autorise aussi, chers Teat, l’emprunt à Barbara de ces mots doux : « Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous. »