L’avantage quand François Morel se déplace à La Réunion, c’est que Bongou n’est pas obligé de se coltiner le systématique panégyrique à la gloire du saltimbanque puisque son spectacle a été immédiatement assailli par sa sarabande de franco-intero-gauchos, dans laquelle je suis bien obligé de m’intégrer. Et je peux vous dire que je n’ai pas regretté.
Lors de sa précédente venue en 2016 au Téat Champ Fleuri pour La Fin du monde est proche, j’avais écrit un hommage ingénu à l’éternel Morel que je me sens obligé de vous refourguer pour montrer combien l’homme a été primordial dans mon parcours de spectateur. À tel point que je n’ai pas osé aller féliciter la Bête, jeudi soir au Théâtre du Grand Marché pour la première représentation de J’ai des doutes. Quand j’entends Morel, j’ai le paronyme laurel qui m’appelle. Pas le binôme d’Hardy mais cet arbuste que les jardiniers tuberculeux de Silence Ça Tousse ! appellent le laurier-cerise (prunus laurocerasus). Oui, Morel me fait penser à la haie de laurels qui délimite le terrain du foyer familial. Surtout, ces laurels me replongent à cette époque bénie où toute la famille s’esclaffait devant Les Deschiens sur Canal +. Tel un geek 1.0, tous les soirs, j’enregistrais méthodiquement ces courtes fulgurances télévisuelles. Les VHS, minutieusement numérotées grâce à une étiqueteuse thermocollante high tech, s’accumulaient sur les étagères de la chambre d’ami pour prendre la poussière, une décennie plus tard sur les étagères moins prestigieuses du vide sanitaire.
Parallèlement, je découvrais les joies de la glandouille universitaire et les atouts d’une ville moyenne disposant d’une scène nationale, l’Espace Malraux, lieu voisin de la médiathèque qu’il m’arrivait de fréquenter pour emprunter des bédés. Le bon villageois que j’étais ne pouvait envisager alors de pénétrer dans d’autres salles obscures que les cinémas. L’unique expérience théâtrale de mes années adolescentes se résumait en une représentation d’une troupe d’amateurs déclamant fort et mal du Molière dans la salle polyvalente du lycée de La Versoie pendant que Stéphanie Legrand – la bombe de la classe – faisait pouffer sa tribu en raillant le collant seyant du Priapique Imaginaire.
Le jour où j’ai vu que la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, composée desdits Deschiens se produisait dans ma ville universitaire de Chambéry, j’ai foncé. Curieusement, c’était différent des pastilles de Nulle Part Ailleurs mais j’ai été conquis. Je me suis donc tenu au courant de la programmation du lieu pour retourner voir les spectacles de Découflé, du Cirque Plume, d’Archaos, sans jamais lâcher cette bande d’allumés. Oui, François Morel est ma madeleine de Proust et je lui serai éternellement reconnaissant de m’avoir fait découvrir le spectacle vivant, pour ne plus jamais perdre mon temps.
Ne comptez donc pas sur moi pour énoncer la moindre critique envers François Ier. Pourtant, les textes de Devos ne m’ont jamais complètement transporté. Jeudi soir, j’ai même pensé que l’humour calembour du maître des jeux de mots était peut-être daté. Sauf que la mise en scène enchaîne continuellement de dynamiques tableaux sur les différents espaces du plateau et on en prend plein les yeux. L’usage parcimonieux de la vidéo et d’élégants jeux de lumière nous font voyager entre rire et poésie. Le multi-instrumentiste Romain Lemire est également un excellent comédien et les interactions rendent ce moment de théâtre musical encore plus vivant. Même le facétieux fantôme de Devos, sous la forme d’une marionnette mutique, ne plombe pas l’ambiance. Bien au contraire. Ses apparitions délicieusement absurdes portent la performance du génial Morel. Évidemment, l’interprétation de Monsieur Morel est magistrale. Il y aurait plein d’autres superlatifs à empiler mais je conclurai en psittacisant la phrase passe-partout post-représentation : « Eh ben, son Molière du Comédien - reçu en 2019 pour ce spectacle - , il l’a pas eu pour rien ! ».