SOIS UN HÉROS, DÉCRIS LA SCÉNO
ZERBINETTE : L’univers de l’homme canon est fait de bric et de broc. Parpaings de terre cuite et chutes de bois. Carreaux de salle de bain recouvrant un matelas mousse. Une plante en plastique, un (presque) mât chinois, quelques instruments à corde, une chaise, un rouleau de papier doré. À première vue rien d’éblouissant. Et pourtant...
MANZI : Le confinement a prouvé que l’être humain peut se nourrir des contraintes de l’enfermement pour cultiver son imagination et démultiplier ses talents. Rémi Luchez s’était imposé ce dépouillement bien avant, avec “Miettes” (Leu Tempo édition 2012) dont le titre est assez parlant, contrairement à “ L’homme canon”. Pourtant, le thème est le même : avec un rien on peut faire quelque chose, rien est alors le début de tout. Merci Rémi le yogi.
PASSE L’HISTOIRE À LA PASSOIRE
ZERBINETTE : L’homme canon, c’est l’histoire d’un quidam, dont le principal objectif est de se compliquer la vie. On lit en filigrane de ses acrobaties une propension à saper ses fondations. Il y est souvent question de socle précaire, métaphore d’une difficulté à maintenir sa propre stabilité. Voilà un duo en perpétuelle évolution dans les sables mouvants de l’existence. Dans ce spectacle, les pieds de chaise s’enfoncent dans le carrelage, les coussins fendent le plateau, et les perchoirs deviennent tremplins. Les cales de bois tour de Babel et les matelas tambour du Bronx. Et l’absurdité, quête d’identité.
MANZI : Évidemment, le titre de ce spectacle est une supercherie puisque Rémi Luchez incarne l’inverse du personnage exubérant de l’homme-canon né à la fin du XIXème siècle dans les arts du cirque. Ceux qui s’attendent à du grandiloquent ne vont pas être contents. En revanche, les amateurs de quêtes absurdes vont trouver ces petits défis à la pesanteur très éloquents. Et si la vie, ce n’était pas la recherche de ces instants totalement superflus et donc rigoureusement indispensables ?
ACROBATIES AU BISTOURI
ZERBINETTE : Rémi Luchez est le maître du décalage. Malgré son physique de monsieur tout le monde, il porte sans flancher sur sa tête une trentaine de briquettes, puis un vase de potier en plan incliné, avant d’amorcer une traversée des fauteuils, sous les regards tremblants des rangées, effrayées d’être écrasées par l’imposant objet. La loufoquerie des acrobaties fait oublier la virtuosité du sujet, qui n’est pas là pour briller. C’est sans doute ce qui rend L’homme canon si touchant. Ce super héros de l’auto-sabotage sublime les fardeaux qu’il se met lui-même sur le dos.
MANZI : Je ne vais pas encore plus détailler les acrobaties car cela gâcherait le plaisir des spectateurs qui vont se ruer aux deux prochaines représentations aux Bambous et aux Avirons. Ce qui est très fort, c’est qu’on arrive simultanément à être hilare et tendu devant cet équilibriste alors qu’il n’est qu’à 30 cm du sol. Il y a du Monsieur Fraize lâché à M. Bricolage dans le détachement de cet artiste, dont l’exploration des temps de gêne et de silence est tout aussi géniale. Cet homme est tellement canon qu’il arrive à nous faire exploser de rire avec un simple hochement de tête ou un balancement de pieds. En toute simplicité. En parfaite horizontalité.
CE QUI T’A MARQUÉ SANS T’ÉTALER
ZERBINETTE : La poésie surréaliste du duo. Complétant les acrobaties de Rémi Luchez par un voyage vocal truculent, la chanteuse Lola Calvet nous gratifie d’une dizaine de chansons à capella, de la ballade irlandaise au Blues du bagnard, en passant par une reprise complètement perchée de Toxic, de Britney Spears. Entre l’acrobate taiseux et la chanteuse extravertie, des regards dubitatifs renforcent le décalage comique. Mais comme son partenaire, la musicienne fait feu de tout bois, détournant les objets pour battre le tempo avec un égal brio.
MANZI : Je suis complètement raccord avec Zerbinette sur l’importance de Lola Calvet, dont les respirations musicales transcendent ces numéros à couper le souffle. Ce décalage entre ce qui est vu et entendu nous transporte dans un territoire complètement farfelu, où le spectateur perdu se retrouve à s’esclaffer au son du fracas de carreaux de carrelage écrabouillés. Je n’avais plus expérimenté ce rire phonique et chaotique depuis le film Ma Loute.
T’AS AIMÉ OU PAS, SOIS FRANC OU TAIS-TOI
ZERBINETTE : Mon acolyte Manzi m’ayant fortement vanté le spectacle, et connaissant sa propension pour l’humour à la con, je ne partais pas conquise. Mais ce spectacle, cocktail parfaitement dosé d’absurde virtuosité est une cocasserie dont on sort réjoui. Merci.
MANZI : Et oui Zerbi, ce spectacle c’est comme écrire dans Bongou : on peut croire que c’est inutile alors que c’est délicieusement futile. Bravo à cette compagnie d’avoir transformé un univers burlesque expérimental en ce spectacle total. Les petits ont été transis, les grands ont ri. L’inverse marche aussi. Je suis persuadé que tous n’auront qu’une envie : en reprendre plein les mirettes pour les exceptionnelles représentations de Miettes.
Photo © Philippe Laurençon