Enfin un premier concert en cette rentrée culturelle partiellement tronquée. Et quelle prestation d’Ann O’Aro dans cette forme inédite de théâtre musical pour l’ouverture de saison du Séchoir.
Ann O’Aro est semblable au haro : à la fois cri d’indignation et clameur émise pour manifester le refus de quelque chose ou de quelqu’un. On savait que cette artiste avait plusieurs cordes vocales à son arc musical mais sa présence scénique a littéralement galvanisé le chanceux public. Pour situer cette artiste sur un curseur émotionnel, sa force de persuasion et de séduction pointe à l’indice 9 sur l’échelle Adèle Haenel. Chanteuse à fleur de peau, sa sincérité et son engagement féministe exhalent par tous ses pores.
Sans apparat (si ce n’est une nouvelle coiffe), cette sulfureuse diva multiplie les changements de personnalités dès qu’un nouveau rai de lumière vient l’effleurer. Quand le tempo s’accélère, ses pas de danse sont spontanés, tantôt échauffés tantôt embrasés, jamais académiques comme les arabesques programmées d’une Chris(tine) & The Queens, ou son cortège d’imitatrices. Au rayon pudeur, Ann O’Aro ne nous inflige pas de pesants laïus entre les morceaux et, après son vibrant duo a cappella avec Marie Lanfroy, elle enchaîne sans se répandre en dégoulinantes embrassades de façade. On n’est pas sur le plateau de Taratata les petits gars.
Si je me méfie autant des cartes blanches que des cafés gourmands tant ils peuvent être un amoncellement facile de petites saveurs, certes sympathiques à picorer mais sans alchimie, j’ai été impressionné par la cohésion du projet et l’apport des artistes convoqués (Luc Joly, Marie Lanfroy, Aurélie Lauret, Vincent Fontano). Pour le coup, on peut remercier le confinement qui a permis la maturation de cette performance de haute qualité, tant par la mise en scène chiadée que l’implication des artistes invités. Luc Joly s’est parfaitement intégré au trio dans les instants free jazz sans proposer de solos onanistes dont raffolent certains jazzeux. Tout était savamment dosé, sans accompagnement plan-plan mais truffé de rythmes aussi mutants qu’exigeants. J’ai énormément apprécié le travail minutieux sur les conclusions de morceaux montant crescendo pour se stopper subito.
Ce maloya revisité vise autant la simplicité que la technicité avec des influences musicales étrangères plus prononcées. Bino Waro aux percussions n’en fait pas des caisses avec ses mouvements saccadés, parfaitement chorégraphiés tandis qu’en arrière-plan, Teddy Doris au trombone pulse en toute sobriété, imposant ne classieuse solennité.
La prestation de vendredi restera dans les mémoires grâce notamment aux incursions théâtrales ingénieusement disséminées dans l’univers poétique et vindicatif de cette artiste. Les textes écrits en créole par Vincent Fontano, diablement incarnés par Aurélie Lauret font froid dans le dos et sonnent comme un terrible écho aux propos d’Ann O’Aro. Ces harangues percutantes n’arrivent pas comme une cerise sur le gâteau, elles choisissent leur tempo et transcendent certains morceaux. Quelle intensité quand Aurélie Lauret, après avoir terminé son poignant témoignage, reste sur scène, mutique, les yeux dans le vide pendant l’intégralité de la chanson.
Pour conclure, si le caractère exceptionnel de cette représentation a rendu le plaisir du spectateur encore plus délectable, espérons que des professionnels perspicaces auront l’audace de reprogrammer cette association de talents.
Un grand merci à Gilles pixAnou pour les photos
Manzi