Je ne veux pas faire mon oiseau de mauvais augure (promis ça sera ma première et dernière vanne de plumitif) mais Piments Zoizos, l’ouvrage de Téhem est presque en rupture de stock à La Réunion alors courez chez votre libraire pour vous procurer cette bédé éclairante et déchirante.
Déjà, je dois avouer que je suis un inconditionnel du travail de cet auteur tant pour son esprit espiègle que pour son trait si familier. Si j’étais inspecteur de l’Éducation Nationale, j’imposerais l’Intégrale de Tiburce à toutes les écoles primaires de l’île. D’un naturel plutôt simple, la ligne claire me correspond à merveille et, en tant que quadrulescent, l’école belge a toujours égayé l’uniformité de ma vie, des années collège jusqu’à aujourd’hui.
Piments zoizos est dans la parfaite continuité de Chroniques du Léopard que Téhem avait illustrées en 2018 pour Appollo, son alter égo. Après les années 40, le lecteur va plonger dans La Réunion des années 60. On retrouve l’affection de Téhem pour les histoires de potes et son regard est toujours aussi attendrissant, et même bouleversant au fur et à mesure que l’on entrevoit les destins croisés de Michel (prononcer Missel) et son dalon Jean (Zean). Côté couleurs, les bichromies sont encore là et permettent de suivre aisément les personnages à travers les époques. Un peu de limpidité après Tenet, ça fait du bien. Le rose déteint est dédié au passé du personnage principal, Jean-Michel Désiré, et le vert symbolise son présent, tandis que le jaune sépia évoque Lucien Hérant, jeune fonctionnaire de la BUMIDON (Bureau pour les migrations intéressant les DOM). Ce procédé pourrait sembler figé mais c’est un régal quand ces couleurs viennent s’entrechoquer et perturber poétiquement la narration.
Toutes aussi géniales sont les transitions entre les chapitres où un détail d’une case dans le passé va permettre la liaison avec le présent. Si un réalisateur talentueux avait la bonne idée d’adapter cette bédé au ciné, c’est un storyboard de luxe qui lui serait servi avec ces planches. D’ailleurs, le thème de la quête de ses origines est un sujet qui a accouché de films poignants : on pourrait citer Pupille de Jeanne Henry (sorti en salles en 2018), le documentaire Wonder Boy d’Olivier Rousteing (diffusé en 2019) ou encore l’univers d’un dramaturge comme Wadji Mouawad.
Car oui, cette fiction dessinée évoque un drame. Plusieurs drames. Pour rappel, entre 1962 et 1984, 2015 mineurs de La Réunion ont été envoyés dans 83 départements français dont 215 dans la Creuse (soit 10%), d’où cette appellation générique « des enfants de la Creuse ». 30 ans plus tard, le 18 février 2014, l'Assemblée nationale a enfin reconnu la responsabilité morale de l'État français dans cette terrifiante transplantation d’enfants. Si cet épisode peu glorieux de la Vème République a déjà été abordé dans des documentaires (Un mensonge oublié d’Éric Duret en 2017), dans la littérature (L’île aux Enfants d’Ariane Bois, Un Soleil en exil de Jean-François Samlong), dans la danse contemporaine (Kaniki de la Compagnie Artmayage), dans la musique (Bumidon de Ziskakan, Danyèl Waro évidemment et Olivier Ker Ourio plus récemment avec Zenfants la Creuse), cette bande dessinée a l’immense mérite d’apporter plusieurs points de vue cherchant l’authenticité sans trop analyser, la subjectivité à l’épreuve de la véracité.
Surtout, Téhem s’approche d’une forme de vérité en se concentrant sur son intrigue avec humour et sensibilité. L’historien assoiffé sera rassasié avec les articles de récurrentes « vraies fausses couvertures » de la gazette de l’île de La Réunion alors que le lecteur plongé dans cette quête identitaire se passera éventuellement de ce savant inventaire, pour se concentrer sur l’histoire de Jean cherchant inlassablement sa sœur et sa mère. Évidemment je ne vous dévoilerai pas l’issue de cette palpitante investigation mais quel poignant et étonnant dénouement.
Mon très cher Téhem, recevez mes compliments pour ces condiments gorgés d’authentiques sentiments.
Manzi