Commençons par un aveu : oui, je rechignais à lire le roman de Gaëlle Bélem, pourtant loué unanimement dans la presse locale et nationale. Première réunionnaise publiée chez Gallimard, ce n’est pas rien. Mais le titre aux fragrances enfantines : « Un monstre est là, derrière la porte », me faisait craindre une énième fiction initiatique aussi plate qu’un “ Martine va pêcher les bichiques”. Grossière erreur. Ma stupéfaction a laissé place à l’admiration. En voici les raisons :
Fresque épique urticante
Les Dessaintes ne sont pas des Bidochon. S’ils en ont les manières prolétaires, ils portent en eux une mythologie, que seuls les maîtres du roman naturaliste ont réussi à insuffler à leurs généalogies. Loin de se limiter au sort d’une famille réunionnaise dans la seconde moitié du vingtième siècle, Gaëlle Bélem pose les fondations d’une fresque historique, sociologique, religieuse et ésotérique, traversée par un puissant souffle épique. Attention, ça pique.
La Réunion, du rhum au vitriol
L’objectif ? Faire comprendre au lecteur qu’à défaut de verser dans le déterminisme, chaque destinée s’inscrit dans un terreau dont il convient de connaître les strates pour en saisir les forces et les limites. Remontant aux premières heures du peuplement de l’île, L’auteure dresse donc un portrait sans complaisance de l’île Bourbon, de ses balbutiements peu glorieux, jusqu’à l’avènement des Dessaintes, famille de dégénérés qui voit naître l’héroïne de ce roman. Et c’est souvent féroce. À l’instar des Malavoglia de Verga ou des Rougon-Macquart de Zola, ces Dessaintes, pétris de vices et d’appétits, voient leurs maux décuplés par un contexte social peu propice à leur envol. Dans les années 80 à Saint-Benoit, l’espoir s’arrête au camion bar.
Splendeur et misères des Dessaintes
Qu’à cela ne tienne, c’est dans une telle famille que l’héroïne s’avise de naître, offrant un contrepied cocasse au destin. Avec la verve d’un Rastignac battant rageusement la poussière de Saint Benoît, la narratrice, tonitruante ambitieuse, décide de rebattre les cartes de son fatum. Armée d’ une grandiloquence comique, elle combat donc les obstacles que les siens placent sur la route escarpée de ses aspirations. Bélem excelle à promener son lecteur entre tragique et burlesque, dotant son héroïne d’un sens de l’autodérision que l’on retrouve souvent chez celles de Nothomb. On se prend d’affection pour cette gamine effrontée dont l’obstination rageuse contraste avec la léthargie résignée de ses parents. Qu’on ne s’y méprenne pas, pour autant, “ Un monstre est là, derrière la porte” n’est pas le panégyrique de la méritocratie. Les coups et revers pleuvent dans la narration jusqu’à la conclusion.
Plume flamboyante et syntaxe ébouriffante
Au delà de cette féroce peinture de mœurs, la plume flamboyante de Gaëlle Bélem, est un régal baroque. On retrouve dans la construction de son phrasé la rigueur des tournures latines qu’elle maîtrise à la perfection, offrant après chaque point virgule des chutes jubilatoires. Ainsi, le récit du mariage des parents de l’héroïne, hautement savoureux, m’a-t-il replongée dans les noces de Gervaise, sublimées par la gouaille de Zola. Bélem sur le sujet ne démérite pas : « Ensuite, ils (les invités de la noce) s’installèrent à une table où, dans l’attente du dîner qu’ils espéraient copieux, leur cervelle supputait la longévité de ce couple formé pour disparaître ou macérer dans les eaux âcres de la frustration et des rancœurs inutiles. »
Ni victimaire, ni documentaire : un point de vue littéraire.
Qu’on se le dise, la première auteure réunionnaise publiée chez Gallimard n’y va pas avec le dos de la cuillère. Ça va grincer dans les chaumières. Libérée du point de vue victimaire, ou du devoir documentaire, elle érige Les Dessaintes en authentiques Atrides réunionnais, dont le crime est la destinée. Construit une mythologie révélant la violence ancestrale de la cellule familiale. Adieu vanille, banane, cumin, et autres farandoles à la Farreyrol. Son récit, ancré dans les drames péi, n’est pas tendre envers les réunionnais. Pas plus qu’un Balzac envers les siens. Ou qu’Antigone écrasée par les lois mâles de la cité. Mais c’est à ce prix que Bélem ouvre sur l’île une voie à la puissante féminité. Derrière la porte, le monstre — syndrome du complexe d’infériorité réunionnais — est terrassé. Et c’est une femme qui en a triomphé.
Zerbinette
Un immense merci à Abraham Ratiney pour sa sélection de photos de Saint-Benoit, crédit photo Henri Mathieu pour la mairie de Saint-Benoit.
Crédit photo : Francesca Mantovani pour les portraits de Gaëlle Bélem