TOUS DES PIGEONS?

J’écoutais Cheap Trick, le morceau intitulé Caroline et je rigolais tout seul : on entend bien que les gars font les cons, qu’ils n’y croient pas un instant, qu’ils se marrent et, dans ces conditions, peut-être que boucler la chanson a pu être compliqué, on imagine les sessions d’enregistrement interrompues par les fous rires. Le bidonnage ! Et c’est alors que ça m’est apparu…

La pièce de Wadji Mouawad Tous des oiseaux est une méditation sur le Proche Orient. Je n’attendais certes pas un reportage documentaire mais je ne m’attendais pas à ressortir de là avec la sensation pas très agréable d’avoir été manipulé. Il y a là un procédé qui touche aux trucs des prestidigitateurs : regardez ce que fait ma main droite pendant que la gauche vous entourloupe.

© SImon Gosselin

© SImon Gosselin

Ainsi la première partie, deux chapitres “Oiseau de hasard, Oiseau de beauté” avant l’entracte (l’ensemble dure quatre heures, il faut donc un entracte) bouscule et secoue sans complaisance : la mise en scène joue avec nos sens, celui de l’équilibre en particulier lorsque par exemple les rayonnages de bibliothèque se déplacent ; les forts caractères s’entrechoquent ; les fantasmes essentialistes sont écrabouillés par un propos matérialiste exprimé avec une brutalité paradoxalement rafraichissante. Un peu d’humour grinçant par là-dessus et l’on peut toujours trouver à pinailler après coup, en fait sur le moment nous sommes captés, un peu désorientés, l’auteur nous tient et il nous tient bien. Une bonne querelle de famille bien épaisse est l’occasion de rappeler que l’essentialisme est un fantasme : non il n’y a pas de gène de la judéité et tant pis pour ceux qui ont fait de ce repère identitaire un absolu. Matérialisme certes mais nous ne sommes pas que « 46 chromosomes », nous ne sommes pas que chair et sang ; l’Humain, c’est aussi du vécu, du sentiment (et ici, ils sont forts les sentiments !) et c’est sur cette promesse que l’entracte passé, s’ouvre la seconde partie, les deux derniers chapitres “Oiseau de malheur, Oiseau amphibie”.

Le contraste avec la première partie est total, on ne peut pas nier plus explicitement tout le travail opéré, tout le chemin parcouru avant l’entracte. Passé le premier quart d’heure, il ne se passe plus rien : la mise en scène se fige ; les caractères disparaissent ; les dialogues s’effacent au profit d’un texte devenu envahissant (pièce en quatre langues, il y a traduction projetée simultanément mais arrive ce moment où on ne fait plus que lire, à moins de maîtriser ces quatre langues, et ça devient difficile à suivre) ; les acteurs eux-mêmes se raidissent dans une posture d’attente. C’est alors que la Vérité est révélée : il y a en fait un essentialisme salvateur, c’est l’arabité, qui est le refuge des vivants, l’apaisement des morts.

Le personnage qui prend en charge cette longue et lourde démonstration sous forme de cours magistral, c’est Hassan al-Wazzan dit Léon l’Africain, qui arrive d’abord comme subrepticement dans la pièce, il n’est au début qu’un prétexte narratif, un objet d’étude, un sujet de thèse et puis son spectre prononce quelques phrases et puis dans la deuxième partie, il prend énergiquement les choses en main : c’est lui qui conduit la pièce à sa conclusion. L’Histoire nous dit qu’Hassan al-Wazzan dit Leo Africanis était un savant arabe du XVIe siècle, capturé par un pirate et offert en cadeau au Pape de l’époque, qui le convertit. Mais, nous dit l’auteur, on n’est pas sûr de la sincérité de sa conversion et la fin de sa vie reste une énigme.

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Comment comprendre que la pièce soit placée sous le patronage d’un personnage qui a possiblement bidonné sa conversion (il n’a pas eu grand choix, nous sommes d’accord) ? Et si l’auteur avait bidonné sa première partie, celle qui nous a tant secouée, pour dans un second temps et sans nous laisser le temps de souffler, mieux nous fourguer sa philosophie des essences ? On fait semblant un temps mais en fait on ne lâche rien ? Et si j’avais assisté mine de rien à du théâtre militant ? Car je rappelle qu’après avoir avec éclat et talent écrabouillé l’absolu de la Judéité, on nous la baille belle avec une Arabité doublement salvatrice. Quant aux « métis », malheur à eux, il n’y pas de consolation, c’est sur ces mots que s’achève la représentation.

Finalement, quel est le propos ? Que les Arabes seront sauvés mais qu’en attendant, ils ne peuvent survivre et être entendus dans ce monde vécu comme hostile qu’en rusant, l’auteur compris ? On m’excusera (peut-être) d’être déçu : j’attends de l’art qu’il m’ouvre des possibilités, pas qu’il m’enferme dans du déterminisme ; j’attends du XXIe siècle qu’il m’apporte du nouveau, pas qu’il me réchauffe du vieil essentialisme d’il y a deux siècles, qui a servi entre autres à inventer le principe des nationalités avec les résultats que l’on sait, surtout quand on vit au Proche Orient.

Ibuse