AU PIED DU MUR

PASSE L’HISTOIRE À LA PASSOIRE 

Tout d’abord, d’histoires, il y en a trois. Celle des personnages, embringués dans leur psychologie compliquée. Ça, c’est pour la petite histoire. Laquelle s’imbrique dans l’Histoire, la grande, celle à laquelle on ne peut plus échapper, celle qui déchire depuis des millénaires arabes et juifs, ex-colons et ex-colonisés, puissants et soumis. Reste enfin, l’histoire, métaphorique, qui traverse l’œuvre, de ce conte arabe dans lequel oiseaux et poissons, que leur nature oppose, entrevoient une possibilité, enfin, de se rencontrer. 

Au commencement l’amour. Ethan, étudiant juif, se passionne pour la génétique, les théories du Big-bang et Wahida, truculente thésarde  arabe. Amoureux, ils quittent New-York pour entreprendre un voyage en Israël. Ils sont victimes d’un attentat. Ethan tombe dans le coma. Il incombe alors à Wahida, l’amante arabe, de contacter sa belle famille juive. À compter de cet instant, la machine tragique est en route et le spectateur catapulté dans les secrets, trahisons et glaçantes vérités de cette famille lézardée. Bienvenue dans l’Humanité.

SCÉNOGRAPHIE AU BISTOURI

Des murs. Gris, nus, roulant, polymorphes. Murs d’enceinte séparant juifs et palestiniens. Murs spatio-temporels magistralement exploités par un Mouawad qui nous promène d’analepses en prolepses à travers une chronologie sans répit. Murs babéliens qui portent les langues de cette histoire de verbes qui déchirent les chairs. Murs lumineux, doux, orangés, bleus, ou vecteurs de lumière nue qui te transportent de l’intimité à la cruauté. Murs passage d’un monde à l’autre, de l’autre à soi, murs barrages, cages, derrière lesquels on prend de l’âge. 

Murs desquels s’élèvent, à intervalles réguliers, le leitmotiv tragique des cordes. Les intermèdes musicaux d’ Eleni Karaindrou subliment les discordes.

ET CES COMÉDIENS, ILS ÉTAIENT BIEN ?

Notons déjà la performance linguistique  de ces neufs comédiens qui maitrisent l’anglais,  l’allemand, l’arabe et le yiddish passant de l’un à l’autre sans jamais fourcher. Mais si le Pitch laissait présager une tête d’affiche auréolant les jeunes premiers, dans cette pièce ce sont les vieux qui m’ont épatée. Voilà une tragédie dans laquelle les personnages perdent leur carapace avec une brillante acuité. Chez Mouawad, les mues sont sans pitié, les amours décomposés, les familles disséquées, les ambitions annihilées, et l’orgueil pulvérisé. Tous des oiseaux mais déplumés. Dans ce carnage, les aïeuls cyniques, dispensent leurs vérités. Mention spéciale au duo dément formé par Edgard et Leah, les grands parents qui glissent le ver dans le ciment. Sans vouloir te spoiler, leurs punchlines, sur fond de placidité, ont déclenché l’hilarité.

CE QUI T’AS MARQUÉ SANS T’ÉTALER

Le mélange des genres justement. Cette capacité à briser les trémolos du flow par des punchlines à gogo : « Ne vous fatiguez pas, je n’aime rien de ce que l’Allemagne fabrique. Je n’aime pas vos voitures, je n’aime pas vos trains, je n’aime pas vos savons, et je n’aime pas vos fours » balance la mère juive à sa belle-fille allemande, pour la dispenser de ses civilités. Le public a jubilé. Côté grand-père rescapé des camps, même humour décapant. Ça n’arrête pas presque 4 heures durant. De l’humour noir éclairant qui sauve la pièce d’un pathos moralisant. Encore une fois, brillant. 

T’AS AIMÉ OU PAS, SOIS FRANC OU TAIS-TOI

Oui parce que Mouawad raconte la complexité avec simplicité. Traverser une tragédie de 4 heures sans s’emmerder relève de la rareté. Oui parce que la pièce réinscrit intelligemment la question socratique du « Qui suis-je? »  dans la contemporanéité. Mieux, elle propose  des ouvertures. Oui la transmission et le devoir de mémoire peuvent assassiner la liberté individuelle. Non on ne peut pas indéfiniment échapper à notre histoire collective. Ni par la fuite ni en prétendant que la génétique nous rend tous identiques. Oui il est possible de cohabiter en paix. Même si à ce jour, c’est encore la tristesse que les hommes font régner. Oui enfin parce que Mouawad s’autorise aussi les clichés sans réussir à nous blaser : “when you love, you don’t runaway”.

De quoi donner à tous les oiseaux une envie de plonger. Toi le premier.

Zerbinette