NI IL NI AILES

PASSE L’HISTOIRE À LA PASSOIRE

Dès le départ, l’histoire s’égare. Lors de la veillée mortuaire de son père, Gabrielle, femme noire d’un âge non précisé plonge dans ses souvenirs. On comprend que c’est pour nous expliquer son mal être. « Je n’aime pas ce corps, il ne me fait pas jouir ». Il y avait là un vrai point d’ancrage pour amorcer la réflexion et commencer la narration. Le hic, c’est que ce besoin de changer de corps, lié à une problématique sexuelle, se double, sans que cela ait été amené par la dramaturgie, d’un mal être identitaire. Gabrielle veut pénétrer, mais dans le corps d’un homme blanc. Et dans la foulée, jouir en français. 

Les motifs allégués font basculer la pièce dans des clichés éhontés : « les noirs puent, le créole c’est sale », c’est tellement mieux de baiser en français. Enfin, pour régler la question de l’identité, on nous assène un « être blanc c’est plus facile », sans justifier ce faux missile. 

SOIS UN HÉROS, DÉCRIS LA SCÉNO

Sans doute pour suggérer le dialogue intérieur du personnage et de son double, trois miroirs verticaux taillés comme des lames de couteaux fractionnent le plateau. Les comédiens, astreints à des déplacements mécaniques perdent toute spontanéité dans cette chorégraphie d’où l’intimité semble envolée. Les postures statiques nous privent d’esthétique. 

Le miroir est aussi le vecteur qui permet à Gabrielle de parler à Gabriel, son double fantasmé, l’homme blanc en elle, celui qui veut causer français. Une mise en scène qui suggère, en choisissant de confier l’incarnation d’un personnage à deux comédiens, que Gabrielle est schizophrène. Mais si le  parti pris est celui de la maladie , il n’a en rien résolu le conflit. 


ET CES COMÉDIENS, ILS ÉTAIENT BIEN ?

Je n’ai pas retrouvé l’intensité de Fany Turpin, qui m’avait emballée dans « Qu’avez-vous fait de ma bonté ». Les comédiens ne m’ont pas émue, car je ne sais pas ce qu’ils ont défendu. Pour changer de peau, ils changent de paletot. Mais ils ne transcendent pas le plateau. Il manque du mystère et d’épaisseur dans cette peinture de caractères. Et pour alourdir leur fardeau, ils chantent faux. 


CE QUI T’AS MARQUÉ SANS T’ÉTALER

La non résolution du conflit. Après avoir tergiversé, écouté son double l’exhorter à franchir le pas (sans que l’on sache au juste quel était ce chemin ni les étapes qui mènent de la féminité à la masculinité), Gabrielle finit par chasser cet autre, cet homme en elle. La fin de la pièce propose, avec naïveté, l’acceptation de son corps par la convocation de l’esprit des morts. 

On y invoque alors les esclaves “marrons”, Cimendef et Anchaing, pour effacer la honte d’être noir, et de parler créole. Cette réappropriation de l’esclavage réactive le clivage entre la problématique sexuelle et identitaire. On pourrait lire en filigrane que Gabrielle serait l’esclave de son corps, et réduire un crime contre l’humanité à un problème de sexualité. Et il y aurait là de la malhonnêteté.  


T’AS AIMÉ OU PAS, SOIS FRANC OU TAIS-TOI

J’aurais aimé que les choix dramaturgiques soient assumés. Qu’on m’explique pourquoi le père donne à sa fille des chaussures de Drag Queen en guise de bouclier, alors qu’il n’est jamais incarné. 

Qu’on m’explique pourquoi l’auteur porte, à travers ses personnages, les voix de l’ignominie : les  femmes noires sont des putains, que leur langue honteuse avilit. C’est dangereux et c’est gratuit.  

J’aurais aimé enfin qu’au lieu de tout verbaliser, l’auteur laisse place aux silences. Que ces personnages trop simplistes, qui disent sans surprise tout ce qu’ils sont, fassent entendre leur part d’ombre. J’aurais aimé savoir ce qu’on fait d’un corps qui ne jouit pas, sans qu’on me réponde: accepte-toi. 


Zerbinette