Ça vous va si on ne parle pas de musique ? C’est assez clair pour tout le monde depuis longtemps, on peut se le dire après tout : on ne vient pas en festival pour écouter de la musique. On est en 2020, si on veut profiter des artistes qu’on aime avec un son pourri, on est bien mieux dans la voiture, avec un vieux câble qui fait crépiter les basses sur les speakers Blaupunkt, en route pour un travail dans le tertiaire à la fois impossible à expliquer et inutile au bonheur de l’espèce humaine (sans même parler de sa survie à brève échéance).
Si on se résigne à subir les files d’attente à l’entrée, les fouilles corporelles, les bracelets d’hôpital, les files d’attente aux caisses, les files d’attente au bar, les files d’attente au kébab, la floraison de concepts hideux comme cashless, VIP ou warm-up, la bruine agaçante, les gens qui ont attendu un message du Ministère et la peur d’une apocalypse virale pour se résoudre à tousser dans leur coude alors que c’est la moindre des choses, la proximité des vieux qui continuent de porter des casquettes anglaises au 21e Siècle (les gars, vous êtes chauves, on sait que c’est gênant, mais contrairement à ce que vous semblez croire, la casquette anglaise ne dissimule pas votre calvitie sous un pare-feu d’élégance smart ; elle signale comme un feu d'artifice que vous êtes à la fois gravement alopécique, complexé, coquet, et tout à fait incompétent sur le plan vestimentaire) ; bref, on est tous d’accord : on ne fait pas tout ça par amour de l’art.
Un exemple : il est 21h30 et Nekfeu, l’Apollon ténébreux de la trap parigo-torturée – « le Mylène Farmer du rapjeu », selon mon brillant acolyte Freddy Leclerc – éclate la grande scène en survète pour un vaste parterre de jeunes électrisés. C’est le clou du spectacle. C’est là qu’il faudrait être. Pourtant, on est assis à une grande table de banquet gaulois à l’entrée du site à manger du sale, face à la scène ouverte où des amateurs courageux se succèdent depuis trois jours pour saboter plus ou moins méthodiquement les classiques du répertoire rock-karaoké malgré les efforts du solide backing band mis à leur disposition par Ze Shop, à qui l’on doit cette chic idée, et on regarde avec un plaisir sincère ce rasta blanc essayer de jouer du roulèr sur une reprise de métal impitoyable, avant qu’un héros bancal désinhibé par l’usage immodéré de son bracelet cashless entreprenne de yaourter Highway to Hell. Et on n’est pas les seuls. Et on n’a pas l’impression de manquer un truc. On est au bon endroit. La musique n’est pas l’enjeu d’un festival, pas plus qu’elle n’est l’enjeu de sa propre fête qui se tient chaque année, comble rituélique, une nuit de solstice. Parce que si on est ici, c’est simplement pour être ensemble ou, plus précisément, pour se raconter qu’on est ensemble.
Alors mes bien chers frères, résistons une minute aux réflexes de l’élitisme esthétique et du second degré qui tiennent lieu d’intelligence au cultureux moyen, oublions un instant l’élan consumériste, la morbidité des pulsions festives, le bilan carbone calamiteux et l’herbe piétinée, et considérons avec amitié ce congénère de bonne famille tout juste majeur aux yeux floutés d’ébriété. Il a pris la peine d’enrouler son corps gracile dans une guirlande lumineuse à pile, ses chaussettes de tennis remontent presqu’à ses genoux, il est superbement incompréhensible. Preste, il traverse la foule en tenant son devancier par l’épaule, et prête la sienne à un suivant dont le visage s’éclaire par dessous de lumière bleue parce qu’il regarde son téléphone en marchant. Et bien sûr qu’il trébuche. Et puis quoi ?
Salut c’est cool vient d’achever son grand happening techno absurde en remerciant « Nature d’être là, super sympa » sous un déluge de vidéo lo-fi résolument horribles avant de reprendre l’avion à 10, et on imagine Nature tousser un rapide "de rien, c'est bien naturel". Et puis quoi ?
Sans transition, PLL, les locaux de l’étape, enchaînent les hits de leur playlist Youtube, un chapelet de petites fables fauchées à la morale convenable quoiqu’un peu teintée de naïveté paternaliste : les filles n’y existent qu’à travers le prisme des relations de couple et d’ailleurs, lorsqu’un membre du groupe prend le micro pour célébrer la Journée Internationale du Droit des Femmes, c’est pour leur dédier un genre de zouk love. Et puis quoi ?
Un peu plus tard, nous aurons droit au traditionnel couplet énamouré sur La Réunion, terre du vivre-ensemble. Cette histoire qu’on se raconte est, on le sait bien, à la fois banale et traversée de larges fissures. Et puis quoi ? On s’arrête ?
Il suffit pourtant d’observer la foule bigarrée rassemblée devant la scène chanter par cœur la punchline de trois mots qui fait toujours refrain dans le cari dancehall péi pour savoir qu’il est vital de continuer, inlassablement, de ressasser cette fable, pour plate et cruellement inexacte qu’elle puisse nous sembler. Parce que les mômes qui sont là, ceux qui sautent avec les bras en l’air, qui clignotent dans une guirlande d’excentricité bien élevée, ou ceux qui calent avec les bras croisés sous un visage badass dans le retrait ombrageux du kanyar circonspect, à ce moment précis, ils forment une communauté. Ils font vivre cette histoire fragile et boiteuse du vivre-ensemble. Et pour ma part, j’éprouve le besoin, peut-être plus que jamais, d’y croire et d’être avec les autres. Oui, même les vieux à casquette anglaise.
Francois Gaertner (texte) et Freddy Leclerc (photos)