Quand on questionne Zang Haidong, accessoirement danseur étoile du ballet de Liaoning sur son choix de carrière ; il répond, très sérieusement : « Je fais ça parce que je ne sais rien faire d’autre. » Même humilité chez la danseuse étoile Ao Dingwen, à qui je demande de me raconter son plus beau souvenir de danse : « À l’âge de 20 ans, je me suis interrogée pour savoir si je devais arrêter le ballet. Mon plus beau souvenir, c’est le jour où j’ai pris la décision de continuer. »
Les danseurs du ballet de Liaoning étaient à Champ Fleuri pour trois soirées des chefs-d’oeuvre du répertoire classique. J’ai eu la chance de les suivre en coulisses. Retour sur ces 6 heures avec ces dieux de la glisse.
L’échauffement
La liberté d’expression dans l’Empire du Milieu étant soumise à restrictions, j’avais reçu des consignes : toute publication de photos ou vidéos devait recevoir la validation préalable du maitre de ballet. Qui a également choisi les 5 danseurs qui répondraient à mon interview. Enfin, on a mis à ma disposition un traducteur, chargé de vérifier la bienséance de mes questions. Ces précautions prises, je me suis efforcée de me rappeler des convenances propres aux pays asiatiques : pas de contact physique, pas de manifestation débordante d’émotions. De la retenue. Bref, laisse-moi te dire que j’étais tendue.
À 17 heures, on m’introduit dans la grande salle du théâtre. On a descendu sur le plateau des barres suspendues à des chaines. Ils sont tous là. Trente danseurs emmitouflés comme des vacanciers de retour du ski. Les parkas couvrent les reins, les chevilles sont entourées de laine. Ils s’échauffent. L’ambiance est bon enfant jusqu’à l’arrivée du maitre de ballet qui lance les hostilités. Plus personne ne parle. Comme si chaque entrainement était un éternel recommencement. En dépit de l’acrobatie des postures, ils ne me donnent pas l’impression de souffrir. Pourtant, ne t’y trompe pas. On ne parvient pas sans heurt à ce résultat : la danseuse Yu Chuanza finit par m’avouer : « Pendant 6 ans, je me suis entrainée tous les jours de 8 h à 21 H. Je me suis demandée comment le corps pouvait traverser ça. Et comment je pouvais vivre ça sans perdre espoir. Et puis une fois sur scène, on oublie tout. »
Je note que pendant les 90 minutes allouées à l’échauffement, je ne vois personne boire ni manger. Au cas où tu en doutais, ils ne sont là que pour bosser.
Permis de circuler
Il est 19 heures. Je suis debout, plaquée au mur, en coulisses, côté cour. Complètement vêtue de noir, baskets aux pieds, pour rester invisible et inaudible lorsque je me déplace. J’ai reçu d’autres consignes que je répète mentalement. Pas trop envie en gaffant de me retrouver sous les feux de la rampe parce que je me suis gourée d’entrée. D’autant que la géographie du théâtre me semble plus obscure que le labyrinthe du Minotaure. Pascal Montrouge a beau me montrer le chemin qui mène aux différents accès backstage, je ne retiens rien. Je me dis que je demanderai aux techniciens. Il me met en garde : « Pendant un spectacle, en coulisse, c’est comme sur une autoroute. Tu te déplaces vite et tu dois savoir où tu vas. Tu ne dois ni hésiter ni demander ton chemin. Et surtout tu ne t’arrêtes pas en plein milieu. Personne ne doit te voir. » Quand je tourne la tête je comprends qu’entre chaque rideau sur le côté, on aperçoit les rangées. Je viens d’entrer dans un foutu jeu de plateforme old school et c’est pas le moment de perdre la boule.
La ville s’anime
Il est 19H30. Pascal m’avait prévenue, tout à coup, les coulisses deviennent une fourmilière. En moins de 10 secondes, les coursives sont bondées. Un peuple est sorti de la brume, emmitouflé. Je me retrouve planquée entre les Kways. Il fait un froid que tu n’imagines pas. On entend le théâtre se remplir, côté spectateurs. Ici, ça bosse encore. Les jambes se plaquent au mur en écarts vertigineux. Des pyramides humaines se forment, étirant les lombaires. Je sens, plutôt qu’une tension, de la concentration. Puis les lumières s’éteignent, côté plateau. Les danseurs se déshabillent, et ceux du premier tableau prennent place derrière le rideau. Figés comme des statues de sel. J’observe alors une scène inouïe. La bande annonce de la présentation de saison 2020 balance Think. Tout à coup, le plateau devient disco. Oui les très policés danseurs du ballet de Liaoning s’éclatent sur Freedom, un bon vieux standard américain, sans frein. Cette vision insolite fait fichtrement du bien. Le temps de me frotter les yeux, les sourires sont à nouveau figés, et les muscles bandés. À croire que j’ai rêvé. Le spectacle peut commencer.
Feux de la rampe
Il est 20 heures, et c’est parti pour 45 minutes de représentation jusqu’à l’entracte. La première partie fait alterner ballets d’inspiration traditionnelle : « La danse des fleurs de jasmin » et pièces plus contemporaines : « Romances sans paroles ». La danse classique n’étant pas une invention chinoise, je me demande comment on revisite les codes de cette discipline figée, avec une culture différente. Pour la danseuse étoile Yu Chuanza pourtant, la question ne se pose pas : « Ce n’est pas difficile de faire ce mélange. En utilisant les techniques du ballet classique, il est tout à fait possible d’intégrer les danses traditionnelles. Mais quand j’interprète un ballet classique, je respecte son esprit de A à Z. On ne peut pas par exemple imaginer modifier le lac des cygnes. » Je me risque à évoquer Dada Masilo qui en a pourtant eu le culot, mais cette artiste déjantée ne semble rien lui évoquer. Les ballets du Liaoning ne cherchent pas à casser des codes. Le dépassement consiste à exceller en grâce et technicité et à cet égard, le contrat est brillamment honoré.
Entracte
L’entracte côté plateau est une course poursuite infernale. On marque les pas. On ne se repose pas. Des danseuses en doudoune sur le tutu paraissent plus détendues. J’en profite pour traverser et me poster chez les jardiniers ( côté gauche de la scène vu de la salle). Ici, l’effervescence est à son comble. Il y a plus de techniciens, plus de machines, plus de câbles. On marche sur des grilles d’aération éclairées par des néons. Les coulisses ont des airs de vaisseau spatial et l’air est toujours glacial. Je me réjouis d’avoir changé de poste d’observation. Ici, les danseurs sont à quelques centimètres de moi. J’en tremble d’émoi, lorsque le rideau s’ouvre, pour la seconde fois.
Magie et schizophrénie
La seconde partie du programme est une féérie de morceaux choisis parmi les plus grands classiques. On y enchaine La danse des cygnes, Le Quichotte, ou encore Spartacus, véritable morceau de bravoure que les danseurs s’arrachent : « C’est le rôle rêvé pour nous les hommes parce que c’est un rôle puissant, masculin, mais surtout une épreuve technique » explique le danseur étoile Zhang Haidong.
C’est aussi l’occasion pour moi de découvrir la schizophrénie qui règne en ces lieux où les entrées défient des sorties. On vient sur scène tout sourire et on en sort les larmes aux yeux. L’étoile qui vient d’enchainer ses 26 fouettés sans ciller s’effondre en backstage. Les danseuses spontanément s’écartent. Personne ne lui parle, personne ne la touche. Ici, tout le monde semble savoir qu’un corps poussé dans ses retranchements craque sans ménagement. Mais la faiblesse n’a nulle place en danse. D’un bond elle se relève pour une seconde série. À nouveau radieuse sous les projos. Je suis dans un univers parallèle où la souffrance disparait sous la lumière. Pendant le coup de feu, je suis fascinée par la dichotomie des visages et des corps. Par ces infinies mutations de la bestialité à la divinité. Jusqu’au tableau final.
À peine 20 minutes après le tombé le rideau, les coulisses sont vides et silencieuses. Les artistes ont disparu dans le bus avec célérité.
Je suis encore survoltée lorsque je sors sur le parvis. Me revient alors en mémoire la réaction étonnée du danseur Zhang Haïdong à qui j’ai demandé son mantra, lorsqu’il craquait : « Un mantra ? … Je n’ai pas de mantra. Je n’ai jamais pensé à abandonner. » Une chute rêvée pour ce papier.
Je tiens pour finir à remercier plus particulièrement Pascal Montrouge le directeur des TDR qui a accédé une fois de plus à ma demande culottée, et mon traducteur Fang Yi pour sa patience, son professionnalisme et sa gentillesse.
Zerbinette