Arléo, Hell-Bourg un jour

Le responsable d’édition m’avait laissé 8 messages WhatsApp. « Zoé ! Ce week-end tu dois couvrir le festival Arléo à Hell-Bourg. Magne toi, ça termine dimanche ». Pour une fois que je me trouve un moniteur de plongée pas trop bourrin, avec un bungalow sur la plage de la Souris Blanche, je dois pourrir mon samedi en environnement spongieux… J’ai toujours détesté les hauts, leur alcoolisme patrimonial et leur isolement de fin du monde. Mais j’ai des crédits à payer. 

Petit ourson subaquatique veut m’accompagner. Mais il ne faut jamais sortir le colibri de sa forêt équatoriale, il y perd tout son charme. Sans compter sa non culture artistique de Saint-Gillois. Je lui caresse le torse et lui enfouis une langue de murène en guise d’adieu. 

La 4 voies est mouillée comme une serpillère, la vue sur Saint-André y ajoute une note de désespoir. Mais la vallée de Salazie ouvre enfin ses bras zébrés d’eaux moussues et de fougères préhistoriques. L’île s’élève brutalement et vient me protéger. De je ne sais quoi, mais c’est finalement rassurant. La brume donne à ce monde intérieur l’aspect de ces peintures chinoises où les montagnes sont en perpétuelle dissolution. Je devrais aller plus souvent dans les hauts.

Un dernier virage, deux barrières, un parking : je suis à Hell Bourg. Rien que pour les 320 mètres de rue piétonne, l’expédition valait la peine. Il n’y a que dans les festivals ou les manifs des « pas-contents » que l’on peut marcher dans l’axe dans cette île. Hell-Bourg, c’est doux comme un bonbon au miel. Les couleurs y pastellisent et les résidents ont le goût des parterres fleuris. 

Domoun la street

Ça déambule en combo quetchua/bâton de marche pour les touristes bouquetins, en chemise à motifs pour les artistes dionysiens. Les intermittents du spectacle restent fidèles au look all-black qui va avec tout (donc avec rien). J’y croise au moins trois ex (pour le 4e, je ne suis plus très sûre…), des photographes argentiques, un Iranien éleveur de kiwis sur la Caspienne, un maire rural et des céramistes. Ça famille, ça copine, ça touriste affinitaire. Bref, un esprit mi-arty mi-vacances qui correspond parfaitement au lieu.

Arts de rue

Les installations plastiques occupent les murs en pierre sèche (enfin, jamais vraiment ici) ou les grilles chantournées des maisons du 19e siècle. On tient les deux bouts de la population. Les enfants des écoles ont fabriqué des cerfs-volants et résumé les longs cartels académiques en paragraphes garantis « facile à lire » (les rédacteurs Master 2 en P.L.S.).

Dans le garage / salle d’attente du médecin du village, sont cloués les portraits éternels de personnes âgées à capeline et chapeau de feutre qui décrivent avec un accent rugueux leur passé de misère que leur nostalgie a transformé en âge d’or. Un dispositif astucieux fait surgir leurs voix d’entre les pierres et les entrebaillements des hautes portes d’un commerce centenaire.

Le Jardin des contes

Derrière un lourd portail rouillé, un terrain envahi de végétation serrée a été tailladé d’un sentier recouvert de paille à peine sèche, conduisant à une clairière encerclée de miroirs déformants et parsemée d’oniriques lumières bleues. C’est l’instant de magie où je me perds dans un mince rectangle de jungle à quelques mètres du monde organisé.

Laurent Zitte

Le très exigeant photographe Laurent Zitte a collé sur des panneaux électoraux abandonnés une série de tirages ultra-graphiques. Il a halluciné les grandes figures de ce maronnage dans les paysages de montagnes basculées. Laurent Zitte fusionne Cimendef, Anchaing, Laverdure dans les crêtes, les basaltes et les plans d’eau d’altitude. A travers l’acéré dénuement de ses photographies en noir et blanc, il épaissit la densité mythique de l’île.

La Ruine créole

Ce qui aura justifié l’abandon d’un projet de week-end sablonneux serti de bras musculeux, c’est bien « La Ruine créole », l’installation immergeante de Félix Duclassan et de son crew bien sûr mais tout ceci est bien sorti de sa tête à lui. Et de son doux sourire de fée clochette qui masque l’anxiété profonde de tout artiste qui sait émouvoir. Fuite du temps, nostalgie contemporaine et délicatesse sont ses marques de fabrique. Il a longtemps reproduit des photos d’enfance en les striant de coulures claires comme autant de barreaux de la prison du passé.

Dans une maison de bois, sur un chemin abrupt, Félix a donné consistance à son paysage mental de la case créole. Dans une obscurité envahie de brouillard artificiel et parsemée de lumières maigres, je trouve instinctivement mon chemin de la salle de bains au salon, de la chambre au garage. L’atmosphère est chargée des odeurs de végétation mise à sécher. Des vidéos hypnotiques, bords floutés au noir, surgissent à l’ouverture d’une pièce jonchée de feuilles de camphriers à l’odeur poivrée.

Là, une nageuse traverse une baignoire, ici un savon s’enflamme. Une table est dressée pour un dernier festin. Des maisonnettes créoles montées en mobile tournoient . Un écritoire sans écrivain, une tresseuse de chouchou, une vidéo amniotique… Je ressors du cerveau de Félix à regrets et dans la blanche suspension de la vapeur du soir.

Ce soir, je dois me trouver un néo-bobo pas trop mal habillé, habitant la maison la plus hantée de ce village, y élever des chats et des orchidées pour l’éternité qu’il me reste à vivre.

Zoé Fouquet, collectionneuse