ÇA S'APPELLE VAS-Y !

Ma première sortie culturelle après trois mois de privations s’annonçait lourde d’attentes. La formule était risquée car les écueils nombreux : pouvait-on concilier convivialité, unité thématique, et cohérence du sens lors d’une soirée qui ne conviait qu’une cinquantaine d’élus à trois spectacles réunionnais ayant pour la plupart déjà tourné, et réduits au format de 25 minutes chacun ? La réponse est un grand oui, et ça s’appelle vas-y.

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Convivialité d’un menu complet 

Côté convivialité, malgré le vent bénédictin, l’accueil fut chaleureux. L’avantage des petites jauges, c’est que moins nombreux, on y cause mieux. À chacun un groupe, une couleur, un parcours comportant trois spectacles. Les distances de sécurité sont respectées, pas de chassés-croisés, les hôtes sont masqués et hydroalcoolisés, bref le virus n’avait pas d’accès. 

Au menu pour les bleus dont j’étais, une immersion sonore dans l’univers électronirique de Jako Maron, une version concentrée de Kanyar de la compagnie Soul City, et « Dann le fé na in famn » la dernière création de la compagnie Kér Béton. Belle gradation d’intensité pour ce trio complet alliant concert, danse et théâtre en un seul menu : pas de temps perdu.

Solitude et béatitude

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Je me demandais comment les artistes allaient aborder la question de l’unité. En effet, le risque était grand de proposer un patchwork incohérent, chacun posant sa prestation sans lien avec celle de ses voisins. Jako Maron, a donné en trois morceaux le “la” de la soirée. Exploitant un cadre sanitaire qui devait composer avec le paradoxe du “Seuls ensemble”, son invitation à l’introspection a magiquement fonctionné, construisant progressivement l’unité : comment explorer, tous justes déconfinés, la solitude et ses turpitudes? Qu’il s’agisse d’une immersion sonore invitant au voyage intérieur, de la solitude du kanyar submergé par les pièges de la ville brûlante, ou de celle du couple dans le feu dévorant de la trahison, chaque artiste a proposé une vision de l’isolement pour un triptyque parfaitement cohérent.

Quintessence d’une danse

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Si le concert semblait plus facile à réduire, je me demandais comment le duo Boutiana/Fontano parviendrait à tronquer sa production sans la massacrer. La version allégée de Kanyar, chorégraphie intimiste au cœur de la foule hurlante est une excellente façon de découvrir l’univers du danseur. Quoique raccourcie, la chorégraphie conserve sa beauté, puisque les différents tempos y sont préservés. L’incarnation du chorégraphe m’a plongée dans une bohème rimbaldienne : « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; mon paletot aussi devenait idéal ». Boutiana, égrenant mégots et menue monnaie, se dépouille lentement. Lorsque tombe la façade, le kanyar lutte dans un corps à corps fulgurant avec le bitume, espace de son amertume. 

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Pour la compagnie Kér Béton, la promesse était une création express. L’espace d’une mi-temps pour déployer une tragédie paraissait réduit. Là encore, pari réussi. Si on retrouve Dann lé fe na in fanm les antiennes chères à Fontano, la contrainte temporelle lui donne une fulgurance nouvelle.

Dans ce huit-clos, le sang n’est plus dans l’assiette mais dans le seau. George y puise la matière pour dessiner les contours de sa trahison, tandis que Marie, en avant scène, déploie son fracassant monologue. Les anaphores pleuvent comme autant d’uppercuts : “son portrait a mangé mon sommeil, sa beauté a mangé mon sommeil, ta douleur a mangé mon sommeil” et les coups droits ne sont pas mal non plus : “Kosa ou la trouv dann son kor ou la pas trouv dann la myén” ? interroge la femme brisée.

Malgré le décalage entre l’âge du personnage et celui de la jeune comédienne, Aurélie Lauret aborde le rôle avec justesse et maturité. Parce qu’elle ne sombre pas dans le pathos, son interprétation émeut. Aux côtés d’un Boutiana taiseux que l’on découvre en comédien plasticien, elle dévoile l’intimité d’une féminité dévastée. On s’y reconnait.

D’autant que la scénographie léchée sublime l’intensité du monologue. La parole voyage dans un décor cubiste, délimité par des cadres incandescents. On les salit, on s’y enferme, pour finalement s’enfoncer dans une spirale enflammée. En sortant, on est un peu sonné.

Fort heureusement, Jako Maron a préparé pour l’apéro de quoi nous remonter et la soirée s’achève rythmée. Bravo à toute l’équipe des Bambous, au Bisik et aux artistes : qualité, générosité, inventivité : c’est plus qu’il n’en fallait pour me donner envie d’y retourner.

Zerbinette

Réservations ici : http://www.lesbambous.com à voir jusqu’au 14 Août

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Merci à Dylan Mardémoutou pour le crédit photo