Pendant longtemps, j’ai pensé que les enfants de la Creuse étaient des orphelins réunionnais placés dans de bienveillantes familles adoptives françaises. Je ne dois pas être la seule à avoir cru à ces affabulations, puisque pendant plus d’un demi-siècle, l’État a savamment étouffé un des plus sordides drames de la départementalisation. Mais si j’ai dévoré la fiction historique de Jean-François Samlong, parue aux éditions Gallimard en 2019, ce n’est pas seulement pour sa dimension réparatrice. Un soleil en exil, embardée haletante et macabre dans le terroir, parvient à concilier lyrisme et suspens dans un road-trip initiatique chaotique. Embarquement immédiat au coeur des ténèbres.
La départementalisation pour les nuls
Le problème dans les fictions historiques, c’est que pour les comprendre, il faut maitriser le sujet. Pour éviter de nous assommer avec des chapelets de données spatio-temporelles qui ralentiraient la narration, l’auteur a eu la bonne idée d’entrecouper son récit de courts chapitres informatifs. On y retrouve les précisions historiques indispensables à la poursuite de la lecture. Comme le procédé est efficace, on s’instruit et on retient.
À rebours
Le cadre étant posé, on chemine à rebours aux côtés de la narratrice, Héva Lebihan, mère de famille dionysienne, prête à rédiger son témoignage. Celui d’une enfant de la Creuse, devant laquelle l’Assemblée Nationale reconnait enfin sa responsabilité morale. En effet, Il aura fallu plus de cinquante ans à l’État pour admettre le préjudice causé aux enfants réunionnais déportés dans les campagnes françaises de l’après-guerre.
Papa Debré fait son marché
Après 1945, les campagnes de la Creuse, du Cantal et de la Lozère (la liste n’est malheureusement pas exhaustive) manquent de main d’œuvre. Michel Debré, alors député de la Réunion, décide de résoudre ce dilemme démographique en arrachant de jeunes réunionnais à leur famille. Officiellement, il s’agit d’aider des enfants jugés défavorisés : la mère patrie, vendue comme un Eldorado civilisé, est supposé leur ouvrir les portes de la réussite professionnelle et de l’intégration. Officieusement, la déportation des enfants permet au préfet de faire d’une pierre deux coups : à défaut de pouvoir contrôler les naissances d’une île qu’il juge en surnatalité, il s’assure d’alléger le budget de ces bouches à nourrir et à éduquer en fournissant aux paysans creusois une main d’œuvre gratuite.
Douce France
C’est dans ce contexte qu’Héva, la narratrice alors âgée de 16 ans, se retrouve à bord d’un avion d’Air France, aux côtés de ses deux plus jeunes frères, tandis que sa mère, agonisant suite à un avortement clandestin, assiste impuissante au rapt de ses enfants. Sans céder à la tentation moralisatrice, Samlong excelle à dépeindre la schizophrénie du gouvernement Debré. La douce France, reine de l’oxymore, et de «l’exil volontaire vers un avenir meilleur» maquille cette vaste opération de déportation sous de pernicieux éléments de langage. Savamment relayé par l’administration, le verbe se fait loi, obligeant les mères célibataires à signer l’accord qui les dépossède de leur chair.
Une fresque glaçante
Du dégoût affiché de l’hôtesse de l’air devant ces gosses en larmes salissant son avion aseptisé à l’hypocrisie des assistantes sociales, sourdes aux plaintes de maltraitances, sans oublier les directeurs de foyer, débitant leur laïus administratif à des enfants privés de leur langue maternelle, Un soleil en exil offre une fresque glaçante de la machine bureaucratique. Et du bureau à l’enclos, c’est le même topo.
L’esclave est dans le pré
Côté campagnes riantes, on est loin de L’Amour est dans le pré. Avec un talent naturaliste qu’on retrouve chez un Zola dépeignant la rugosité des mœurs rurales dans La Terre, la plume de Samlong, incise le terroir. « La Creuse était arriérée et l’homme rustre. Le pays était complice. La nature semblait vouloir enfermer le fugueur dans les futaies, les ronces, les racines, les épines, les plantes marécageuses, pour mieux le perdre dans les sentiers bourbeux, les pieds en sang. » Incultes, racistes, abruptes, alcooliques et violents, les paysans encore pétris de colonialisme exploitent sans vergogne leurs jeunes esclaves réunionnais.
Heureusement, des héros dans les deux camps
Samlong échappe intelligemment au dualisme, pourtant tentant dans cette fresque historique. Les héros sont présents dans les deux camps. Traitée dignement par ses hôtes, Héva trouve grâce à sa patronne, rescapée d’Auschwitz, le courage de poursuivre son instruction. Dépassant son statut de victime, elle lui doit l’aide de l’inspecteur André, emblème de l’intégrité. Le brave homme, rompu aux hypocrisies du système Debré, lui offre une aide précieuse dans la reconquête de ses droits et de sa dignité.
Un road-trip haletant
Amoureux des embardées en Citroën et nostalgiques des road-trip historiques, ce roman est fait pour vous. Lancée aux côtés d’un inspecteur acharné, dans une course folle pour retrouver ses frères, Héva, figure héroïque de la féminité, renoue avec la tradition lyrique sans verser dans le sentimentalisme. Samlong, ressuscite, par la puissance évocatrice d’une plume presque cinématographique, les fragrances âpres d’une époque effrayante. Ça donne un roman saisissant dévoré en un rien de temps.
Zerbinette