Quand une jeune compagnie, allias, Les déboussolé-e-s, présente sa première création, qui plus est dans ce contexte difficile de crise sanitaire, Bongou a envie d’être dithyrambique. Mais le spectacle que j’ai vu hier, au théâtre des Bambous m’a mise en colère. À défaut de réfléchir ensemble sur la citoyenneté, on nous a invités à l’abrutissement généralisé. Récit d’une histoire qui a bien mal tourné...
Un drame incertain?
On nous annonce avec cette pièce l’avènement d’un nouveau genre : le « drame incertain ». Le drame rappelons-le, n’a pas été inventé par Les déboussolé-e-s, mais par les romantiques, en réaction aux règles jugées étouffantes de la tragédie classique. À cet égard, la création « Ensemble jusqu’où », respecte parfaitement les codes du genre. Pas d’unité de temps : on passe d’un sketch à un autre sans aucune chronologie, pas d’unité de lieu, le spectacle se déroulant sur scène puis dans le bar du théâtre par le truchement d’une caméra, pas d’unité d’action, si ce n’est un goût prononcé pour les gesticulations.
C’’est là le premier souci : à défaut d’avoir un propos, un fil conducteur, on confie au public la lourde responsabilité de la narration. C’est un récit à branches, nous dit-on. Sauf que celles qu’on nous tend, bien loin de nous aider à construire un sens; nous proposent de plonger dans les pitreries abrutissantes de la génération Jackass/ Hanouna. Le prologue, présentant les trois comédiens statiques face au public déclamant des bribes d’introspection, nous confirme qu’outre un problème de mise en scène, l’écriture au plateau n’a pas accouché d’un propos.
Une mauvaise farce
Qu’à cela ne tienne, on pouvait parfaitement pardonner à ces jeunes artistes une plume inconsistante, acceptant l’idée que la pièce était une farce, reprenant pour la plupart les codes du théâtre d’impro. Comme dans ce genre en effet, où les équipes tirent des papiers leur imposant un thème, les trois comédiens ont bien essayé de nous montrer l’étendue de leurs possibles dramaturgiques, mimant tour à tour des personnages de jeu video, un procès (nous y reviendrons), une séance de brainstorming publicitaire (nous y reviendrons aussi), un carnet de voyage, une dispute, un slam, et autres exercices de style. Il faut avouer que parfois ils n’étaient pas mauvais.
Mais là où le théâtre d’impro limite la participation du public au vote, les déboussolé-e-s confondent public théâtral et plateau télé, nous abrutissant d’ordres débilitants. On nous incite à jeter des dès géants sur scène pour qu’ils se gifflent, à frapper dans nos mains, à ânonner l’alphabet pour les faire avancer. Assis ! debout ! Couché! Rien n’a évolué depuis la farce du Cuvier.
Le grand dérapage
Le pire est à venir. Cette pièce à tiroir qui devait construire une réflexion citoyenne, aborde des sujets polémiques : le viol, le féminicide, la décapitation du professeur d’histoire, sans maitriser le sujet ni fixer de cadre. Aussi mime-t-on un procès, dans lequel le prévenu est accusé de non-assistance à personne en danger, suite à un féminicide. Première confusion sur le chef d’accusation : La juge l’accuse de ne pas avoir d’opinion, opérant un glissement sémantique inexpliqué entre l’action : ne pas porter assistance à une femme en danger de mort, et l’opinion. L’accusé s’exprime en ces termes : « Oui madame la juge, je n’ai pas d’opinion et c’est mon droit. Est-ce que j’ai une opinion sur ce professeur d’histoire qui a été décapité? Ben non, je ne sais pas qui a décapité qui »
Je me fige d’effroi, glacée par cette seconde confusion entre le fait : la décapitation effective du professeur, et l’opinion : ce que l’accusé décide d’en penser. Éclats de rires dans les rangées, vote à l’arrachée pour acquitter. La réflexion vient d’être écrasée par la désinformation, sous couvert de dérision.
Vient le sketch sur le brainstorming publicitaire autour de la fête des mères, où Harison Razafindrahery finit par mimer un viol de sa collègue, allias Fanny Navizet, sous les huées surexcitées du public scolaire dans la salle. Ma nausée monte. Le producteur intervient, ayant raté la scène : « Quoi ? Vous avez arrêté le viol? Allez levez-la main ceux qui ont arrêté le viol ! » lance Léo Gombaud, hilare. Rires bestiaux de ceux qui regrettent cette interruption, malgré quelques mains qui se lèvent dans le public. Je me retourne outrée vers le metteur en scène, Thomas Billaudelle. Rien n’a été prévu pour éviter la curée.
Le massacre s’achève de but en blanc par le récit d’un voyage en Thaïlande où Léo Gombaud tente de camper un raciste pathétique commentant quelques clichés projetés, sans que personne ne comprenne l’intérêt de cette parodie du connard ordinaire en conclusion de l’affaire.
Finalement, ce sont les gosses qui sortent déboussolés, parce qu’on ne leur a jamais donné le moyen de construire une pensée. Et la citoyenneté en sort salement égratignée.
Zerbinette