À L’ABORDAGE DU GROS SABORDAGE

Vendredi soir, Les Bambous en partenariat avec Le Séchoir proposait à la Salle Gramoun Lélé “Le Gros Sabordage” de la Compagnie La Mondiale Générale et je vais être assez direct : c’était très très chouette.  Je vous encourage vivement à aller voir les deux prochaines représentations à Stella Matutina le jeudi 5 et vendredi 6 mars, à 19h.

Le sabordage est un terme de marine désignant le fait de couler volontairement un bateau par l'équipage ou un membre de l'équipage pour toucher l'assurance. J’ajouterai qu’en allant voir ce spectacle construit à partir de cet acte peu glorieux vous aurez l’assurance d’être touché. D’abord pompon bas pour le discours d’introduction (généralement plombant) qui a instauré une ambiance attentive et réflexive auprès d’un public principalement constitué de scolaires. Lister une série de droits du spectateur au lieu d’énumérer un ensemble de restrictions a permis l’instauration d’une minute de silence intense et pleine de sens.

Le premier tableau est un éloge de la lenteur qui ne cesse de captiver et faire vibrer les spectateurs au fur et à mesure que les protagonistes prennent de la hauteur. Le matériau utilisé à plusieurs reprises est un bastaing (sorte de parpaing version boisé) ; agrès non conventionnel permettant au commun des mortels de mieux mesurer la prouesse d’équilibre. Ma charmante voisine me faisait justement remarquer comme il était pertinent de montrer cette difficulté alors que le cirque traditionnel avait tendance à dissimuler les aspérités. Un peu plus aguerri au nouveau cirque, je rétorquais que cette acceptation de la chute et de la mise en avant du risque étaient pourtant devenues monnaie courante même si les circonvolutions contemporaines proposent souvent des esthétiques et des prouesses inventives. J’en veux pour preuve le spectacle Möbius de la Cie XY, vu il y a seulement quinze jours au Téat Champ Fleuri qui reprenait cette symbolique du mouvement infini faisant appel à la prise de risque et à la solidarité des circassiens.

Il est intéressant de savoir qu’avant de devenir “Le Gros Sabordage”, le premier titre du projet était “Ouroboros”, symbole représentant un serpent ou un dragon « qui se mord la queue ». Cette thématique commune aurait pu être redondante mais les deux propositions ne marchent pas sur les mêmes plates-bandes et se complètent habilement. La Mondiale Générale mise sur un univers plus absurde et fait la part belle au burlesque dont la référence absolue est désormais Grande de Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel. Le jeu d’acteurs compte autant que la prouesse athlétique, les mimiques sont savamment préparées et les postures millimétrées. On peut forcément établir un rapprochement avec le cinéma de Charlie Chaplin ou Buster Keaton, précurseurs d’un rire basé sur une technique corporelle hors du commun.

Vertigineux, gracieux et facétieux.

Il en va de même pour ces artistes qui repoussent les limites de l’équilibre autant qu’ils spiritualisent leurs agrès (bastaings) ou leurs matériaux de jonglerie (cerceaux). Si je devais mettre en avant un des cinq protagonistes, je reviendrais sur les prouesses d’acteur et de manipulateur de Sylvain Julien lors de ses passages au hula hoop, merveilleux moments d’absurdité stylisée.

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La première moitié du spectacle est donc un régal de divertissement et, après une semaine de boulot, cet enchaînement de numéros m’a procuré beaucoup de plaisir sans me retourner le ciboulot. Sauf que la deuxième partie va prendre une tournure beaucoup plus sombre conduisant le spectateur à se questionner sur des situations plus profondes. Ceci n’est surtout pas une mise en garde mais une mise en bouche. Ce retournement narratif va s’opérer lors du tableau de jonglerie à cinq cerceaux aussi éprouvant que palpitant, d’abord marrant puis oppressant. La structure mobile, jusque-là menaçante, va enfermer le jongleur dans son répétitif labeur. Par un habile jeu de lumières et un dispositif sonore intrusif, l’audience bascule dans un univers toujours décalé mais clairement moins gai. Adieu le spectacle uniquement récréatif et bonjour les instants interprétatifs et créatifs.  Attention, pas de tempête sous la casquette mais une série de saynètes que chacun est libre de déchiffrer selon sa sensibilité. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas me mettre à gloser et surtout je ne veux pas divulgâcher. Sachez que les différentes lectures de ces instants n’empêchent pas l’humour, le malaise, la compassion, autant d’émotions simples accessibles aux petits et aux plus érudits.

Le Gros Sabordage est bien plus qu’une succession de prestations sans intention ; c’est un spectacle profondément malin et humain d’où l’on ressort réjoui même quand on a l’impression de ne pas tout avoir compris. Et si cette description s’apparentait à celle d’un spectacle pas loin de la perfection ?

Manzi