Il est 19 heures, dans une impasse du carré cathédrale. J’accompagne l’inénarrable Sergio Grondin à un apéro intello. Ils sont tous là. Eux, les chevaliers du Cri du Margouillat, congrégation consacrée de la BD réunionnaise. Je ne sais pas ce que je fous là. Ça fait un peu coin de table à la Fantin Latour, exception faite de leurs atours. Je me glisse entre deux tabourets, guindée. Alors, je les aperçois. Dans d’incroyables fringues à mi-chemin entre le manga et le conte de fées. Improbables dans ce troquet. Je suis fascinée. L’une psychédélique, mutine, lutine. L’autre incarnant, chevelure d’ébène et teint de porcelaine une muse de Dali. Elles me sourient. On échange trois mots : bingo. On sent un univers en gestation dans leur imagination. Forcément, ça crée l’attraction. Certes, je suis nulle en BD. Mais les femmes enceintes de mondes intérieurs méritent qu’on interroge leur labeur. Natacha Eloy et Maca Rosee Gigi, mères du Voyage en Lémurie ont accepté cette incursion dans la genèse d’une gestation.
ENFANCES
Au commencement, la sensualité. Un besoin, depuis l’enfance, d’exalter les sens en puisant dans la nature les forces vives de la création. Avant d’être artistes, Maca et Natacha sont réunionnaises. Enfants sauvages et solitaires qui ne peuvent se construire qu’en se nourrissant de vadrouilles insulaires. Pour prendre le large, et l’air. Condition vitale pour déployer leurs univers : «
Je suis une réunionnaise qui a grandi en métropole, mais j’ai toujours été une enfant sauvage. J’étais comme une plante asséchée là bas. J’ai appris à marcher ici. C’était une forme de libération quand je revenais en vacances à La Réunion. Physiquement, je renaissais. » Explique Natacha. Même constat pour Maca l’exploratrice, qui préfère se faire des bosses que fréquenter les gosses : « Je passais énormément de temps dans la nature seule. Je chassais des mouches, je cherchais des fourmis, je me retrouvais plus quand j’étais seule. Je me sentais différente. Cela m’a amené vers un mal-être, une solitude qui m’a permis de créer. Je me suis d’abord construite comme un noyau. »
UNIVERS COMPLÉMENTAIRES
Alors, l’une comme l’autre développent des univers complémentaires. Pour Natacha, dire le monde est une expérience charnelle : « Tout ce que je construis est en relation avec ce rapport mystique au territoire. Il s’agit d’un rapport affectif et spirituel avec une terre. Je suis en rapport charnel avec ma création. On se crée autour de fantasmes. »
Ceux de Maca sont plus sombres. À observer les insectes, elle s’éprend des profondeurs : « Petite, je passais mon temps à créer des univers. Ce qui nous différencie Natacha et moi, c’est le rapport au monde. Pour elle, c’est la nature et sa sensualité qui ont été motrices de sa création, de mon côté, c’est la profondeur, la noirceur, le monde souterrain, l’inconscient qui m’ont attirée. »Le point de jonction reste la nécessité de créer : « Quand on n’écrit pas, quand on ne crée pas, quand on ne dessine pas, on se sent comme en deuil » répètent les deux femmes, à l’unisson.
MULTIPLES
La suite est un voyage éclectique au cours duquel l’une comme l’autre se frottent à une myriade de disciplines artistiques : « Toutes les deux on se retrouve autour de la soif » rappelle Natacha Eloy, dont le CV est un cabinet de curiosités : « j’aimais les objets. Je voulais essayer tout. Je suis graphiste au départ. Mais j’ai une formation dans la maroquinerie, qui me permettait de toucher les matières. On était déjà dans le baroque et le mélange des genres. Je suis multiple quand j’appréhende un sujet. Je cherche comment jouer avec les choses, les détourner. J’ai beaucoup appris en travaillant chez Kenzo qui décloisonnait les cultures. Il y a une vague de fond, je cherche ce qui peut être différent. »
Pour Maca, ce sont les déplacements géographiques qui construisent la cartographie intérieure : « Après le bac je suis allée au Japon et j’ai découvert énormément de choses sur moi. J’ai été inspirée par les yokai, les samouraïs, les dieux japonais, le bouddhisme. Mais j’avais besoin d’organiser mon univers chaotique. Donc j’ai appris l’animation 3D, le codage, le graphisme, le jeu video, la photographie. J’étais jeune et j’avais soif. J’avais envie de tout faire en même temps. »
ODYSSÉE
Finalement, c’est en rejoignant Le Cri du Margouillat qu’elles se croisent, enfin. Pour concevoir un objet hybride. Une bande dessinée aux allures d’Odyssée, où ces mères de Sully, le héros, s’interchangent les rôles, tour à tour écrivant ou dessinant. En Lémurie, amitié rime avec parité. Les premières planches, visibles à la bibliothèque départementale dévoilent une aventure d’envergure bâtie sur la mythologie réunionnaise. Augmentée des pouvoirs de la féminité. À ce sujet, ces femmes m’ont bluffée : « Oui j’ai attiré le regard par mes excentricités vestimentaires. Mais j’ai gagné en confiance et en sincérité. J’ai besoin d’avoir mon style pour avoir l’impression de communiquer totalement avec l’autre, de lui donner pleinement accès à mon identité. » explique Maca. On la croit. Au delà des chiffons, la démarche suscite l’admiration.
Au pays de la BD, auparavant assez masculinisé, ces autrices questionnent la créativité : « Il faut que les filles osent. Les filles ne s’écoutent pas assez parce qu’elles ont envie de plaire. Ce qui les éloigne de la création. Les garçons, eux, osent faire n’importe quoi. » remarque Natacha. « L’audace est comme un muscle » complète Maca.
Oui, je suis soufflée par ces femmes-là. En Lémurie, la maternité est une démiurgie. Sans mièvrerie. J’applaudis.
Zerbinette
Il te reste deux mois pour découvrir l’expo consacrée à la genèse du Voyage en Lémurie à la bibliothèque départementale de Saint Denis.