Si les routes et les pistes qui mènent en bus du Sénégal au Nigéria semblent tracées en ligne droite infinie, Frontières, d'Apolline Traoré (2018), porte la figure du croisement : flux incessant de voyageurs sur les routes, rencontres, dilemmes, obstacles, les frontières sont multiples et dessinent une géographie faite d'accidents et d'arrêts brutaux, de lignes brisées entre les êtres et les parcours. Croisement également dans les genres : road movie travaillé par la veine documentaire, comédie aux accents mélodramatiques, le film hésite, pile, fait des embardées, quitte à nous laisser parfois sur le bord du chemin.
Une femme relève un rideau et se penche avec délice par la fenêtre d'un bus pour goûter le plaisir de l'air frais sur son visage. Rayonnante, elle savoure cet instant excitant du départ vers l'ailleurs. Adjara est sénégalaise, elle se rend à Lagos en bus, un long voyage de 6 jours au cours duquel elle devra traverser les frontières du Mali, du Burkina Faso, du Bénin, pour se rendre au Nigéria. Un coup d'œil inquisiteur de son voisin la rappelle à la réalité et elle s'assure que son argent, fruit d'une collecte, est bien caché contre son ventre, à l'abri des regards. Elle est mandatée par l'association de femmes à laquelle elle appartient pour acheter de la marchandise à Lagos et permettre ainsi que se monte un petit commerce capable de faire vivre l'association. Cette séquence d'ouverture contient en germe les principaux éléments de la fable : des femmes en quête de liberté, jetées sur la route par nécessité, doivent se battre face aux convoitises, à la violence et à la corruption généralisées. Ces femmes, elles seront quatre à se rencontrer au cours de ce voyage et à unir leurs forces pour rejoindre Lagos.
Si les portraits de femmes sont globalement émouvants, on peut regretter qu'ils versent dans la typologie appuyée par moments. À l'occasion, les dialogues sont savoureux, comme lorsqu'un policier corrompu, dépassé par la révolte fomentée par Adjara, lance aux voyageurs : « Ah vraiment ? On va pas bouger ? Vous êtes en mode Salif Keita ou quoi ? » mais tombent trop souvent à plat, semblent factices, tant la volonté explicative prend le pas sur la spontanéité. Le film n'est jamais aussi convaincant que lorsqu'il abandonne la maîtrise calibrée, pour s'attarder dans la lumière du jour naissant sur l'éveil des corps, lourds et endoloris d'avoir reposé à même le sol de la brousse toute une nuit. Ou bien, lorsque la caméra s'oublie à l'intérieur bigarré du bus-cocon, bruissant du frottement des étoffes éclatantes et des conversations prises sur le vif. La manière documentaire est de loin la plus réussie du film, et il est dommage que les ficelles narratives trop ouvertement travaillées ou le ton sentencieux viennent flétrir l'émotion qui s'en dégage.
Pourtant, on a envie d'aimer ce film, d'aimer ces femmes, de partager les vicissitudes de ce périple interminable qui les confronte inlassablement aux mêmes turpitudes. On a envie de s'émouvoir de leur dignité et de leur pugnacité. On est indigné du sort parfois tragique qui leur est réservé. D'ailleurs, si le voyage est un brin poussif, on ressort néanmoins avec au corps, un peu de la brisure et de l'élan de ces héroïnes en quête d'indépendance.
Anabzl
Frontières, d'Apolline Traoré, au Ritz jusqu'au 29 mai.