Le boulevard Sud est jalonné de petites lumières rouges et vertes. J'adore les voir défiler le long du 38 tonnes. Il y a bien de petites gens dans des petits véhicules pour klaxonner mais la taille du camion rend leurs mesquines protestations ridicules. Dans la famille, on est des libéraux. Et en la matière, des hyper-libéraux routiers : priorité au plus gros.
Je vois enfin apparaître la tour des Archives départementales. Manzinette avait été catégorique : « Tu ne te gares plus sur les accès pompiers. Il y a eu deux morts la dernière fois ». Tout de suite, les grands mots. Un camion, ça se laisse pas n'importe où. C'est précieux. Ils comprennent pas ça, avec leurs caisses de minables à la rédaction de Bongou.
Le parking est déjà plein. Bon ! Faut être créatif. J'aperçois la façade du Téat Champ Fleuri illuminée et du monde en terrasse. Je me pose en travers du parvis. Avec ma bâche « la bière Bourbon, ça bourre et c'est bon » [un slogan que j'ai vendu très cher à l'agence de mon beau-frère], on me prendra pour un camion-bar.
Gabrielle a pris possession de la galerie d'exposition des Archives, un espace intime où l'on ne parvient qu'en franchissant les volumes intimidants du hall. Dans cette hauteur de béton sont classés une partie des turpitudes insulaires. Arrestations arbitraires, actes de vente d'esclaves et héritages détournés y ont été consignés à la plume sur papier bio (à l'époque, tout était bio).
Après avoir fouillé les entrailles de papier des Archives départementales, elle en a excisé des photographies et découpé des bribes de textes. Elle y expose ces restes transformés d'une histoire réunionnaise faite de drames, de couleurs et de ciels purs. Gabrielle Manglou a le talent de la chamane. Les teintes délicates des murs, les objets qui semblent de décoration, les plantes vivantes enveloppent le visiteur d'une aura poétique tout autant terrienne qu'aérienne. Les restes de céramiques fondues par un volcan, les mouchoirs brodés de synonymes, les cordes fleuries : tout est poésie chez Gaby.
Des papiers froissés nous content une histoire plus grave. Des portraits d' «indigènes» y sont imprimés. Mais leurs visages sont sourdement effacés, gommés avec lenteur. Ils ne nous laissent que leurs corps à comprendre.
Dans la dernière partie Gabrielle Manglou fait preuve d'un humour pas si courant dans l'art contemporain. Elle se saisit de l'histoire récente en superposant des esquimaux colorés et fondus à des images d'archives de duettistes « autonomie vs département » du siècle dernier. Michel Debré et Paul Vergès unis sous le sorbet coulant.
Je me laisse envahir par l'esprit Manglou mais le lino au sol me fait salement penser que je dois changer le revêtement de la cuisine. J'aperçois Gabrielle au buffet entre une élue et un pique-assiette. Je l'embrasse rapidement malgré la transe qui l'habite encore. Je lui rappelle qu'elle doit passer récupérer deux palettes de dodos tombées du camion, rapport à la dernière fois, mais elle élude.
Bon, les samoussas et les catless viennent d'un grand restaurant. J'en dissimule une cinquantaine sous mon blouson avant de retourner au camion. Quand je remets les gaz, je déçois un peu la foule qui s'était formée en espérant des bières fraîches.
Sur le goudron du boulevard, je bloque les freins. Mes pneus dessinent un coeur surmonté d'un « Gaby pour la vie »
Le Kamioneur