Jérôme Bel est le chef de file du mouvement « Non-danse », et pourtant son spectacle, The show must go on, valse depuis 20 ans à travers le monde. Écologiste convaincu, il ne prend plus l’avion mais multiplie les représentations grâce à des castings locaux et des répétitions par Skype. Sur scène, la majorité des performeurs ne sont pas des professionnels. Bref, tu l’auras compris, ce week-end à Champ Fleuri, Total Danse a accueilli un ovni. Zerbi et Manzi ont recroisé Ali, sur le parvis. Un spectateur, deux chroniqueurs : c’est l’heure du fonnkèr.
ALI : J’ai eu l’immense plaisir de retrouver un peu d’humanité, de bonté, de simplicité, et d’intelligence, dans The SHOW MUST GO ON de Jérôme Bel, une pièce crée en 2001. Voici trois points forts que j’applaudis sans modération.
D’abord l’intelligence du propos avec cette longue ouverture sur ce que l’on pourrait appeler un silence pour les yeux, procédé « cagien » repris plusieurs fois dans la pièce. Pas un danseur à l’horizon pendant une dizaine de minutes, les musiques suffisant à susciter la danse dans le corps – et la tête- des spectateurs. Le temps de se reposer, écouter ; divaguer un peu, se demander « quand même » si c’est du lard ou du cochon, ou s’il ne serait pas sympa de monter sur scène pour y faire quelques pas. Les spectateurs émettent des sons de plus en plus saccadés, puis atténués frôlant le soupir, agitent leurs corps en rythme sur leurs sièges, surtout les jeunes pendant que les retraités font un peu d’apnée du sommeil. Ceci nous rappelle d’abord que nous disposons d’une mémoire kinesthésique même les yeux fermés, et qu’aller voir un spectacle de danse c’est réactiver cette mémoire de la danse du spectateur avec la musique ou avec le mouvement des danseurs sur scène.
Quand ils entrent enfin, et c’est mon second point, madame et monsieur tout-le-monde, personnages habillés en tenues civiles sont magnifiquement mis en scène et éclairés. Ici, avec We are the World, pas « d’imitation » du réel par l’art, l’hyperréalisme a sa grandeur et sa beauté, j’ai adoré.
Le troisième point fort, c’est le mode de production de ce spectacle. Pas d’avion thermique pour la Compagnie Jérôme Bel. Le fait de (re)produire à distance une œuvre via la chorégraphe Soraya Thomas supervisée par Jérôme Bel l’auteur me semble une avancée peut-être démocratique intéressante sur le terrain de la création et de la diffusion chorégraphique.
MANZI : Autour de moi, les avis archi positifs oscillent entre “arnaque géniale”, “chorégraphie de rupture archi novatrice” ou “kermesse festive à la Rocky Horror Picture Show ”. De mon côté, je n’ai pas trop envie de critiquer car cette pièce m’a enthousiasmé et amusé pendant un mi-temps (La Macarena m’a achevé) mais j’émets quelques réserves quant à cette liesse post-post soixante-huitarde. J’ai toujours de l’affection pour les créateurs qui cassent les codes et Jérôme Bel semble avoir inventé un concept chorégraphique original et profondément social. Cette pièce a quasiment vingt ans et ce déballage dégoulinant d’humanité, s’il fait du bien en nos temps individualisés, s’apparente à un flash mob de bisounours émoussés. Quand Bowie dit “Let’s dance”, la troupe se met à s’agiter ; quand Nick Cave balance “ Into My Arms”, multiplication de hugs ; quand Roberta Flack articule “Killing Me Softly With This Song”, tout le monde clamse en slow motion,… Ok, on a compris l’idée et, même si cette frustration est délibérée, c’est parfois bien longuet. Il y a des moments-clefs avec de belles trouvailles scénographiques : le DJ old school qui enfourne ses 18 CDs puis impose son solo à la cool, l’énergie excentrique sur “I Like To Move It” ou l’entrée sur scène des interprètes nous dévisageant scrupuleusement, comme le tableau sur “The Sound Of Silence” de Simon & Garfunkel, déstabilisant et transcendant. Ces moments d’observation de la troupe labellisée United Colors Of La Réunion inspirent énormément de sympathie en direction des protagonistes et l’authenticité de cette aventure humaine impose la bonne humeur. Malheureusement pas sur toute la longueur. Je te laisse trancher chère consœur.
ZERBINETTE : Après l’hébétude des premières minutes, où, comme la plupart des spectateurs, j’ai pensé à une imposture, j’ai accepté l’idée que cette proposition s’affranchissait des codes. La chorégraphie m’a autant émue que la première fois que j’ai vu un Picasso. Passée l’impression du « tout le monde peut le faire », j’ai été impressionnée par l’intelligence intuitive de la démarche. Pour moi, le show s’est joué aussi intensément dans le public que sur scène, et cette insolite répartition des rôles a bousculé ma routine de spectatrice. Sollicités, nous avons envisagé sans nous en rendre compte une approche communautaire.
Bien sûr comme toi intraitable Manzi, certaines longueurs m’ont engourdie, mais les performeurs ont toujours réussi à réveiller mon intérêt, avec moult trouvailles géniales : le concert silencieux, habilement interprété, est facétieux à souhait. À la sortie, j’ai eu le bonheur d’échanger avec Tanguy, un des danseurs amputé d’une jambe. Ravi de cette expérience inattendue, il a conforté mon impression : la poésie de ce projet vient de ce qu’elle épouse tout le réel, et c’est Bel.
MANZI: Ce qui est évident c’est que ce spectacle constituait une première partie idéale pour enchaîner la farandole sur le dancefloor installé sur le parvis de Champ Fleuri. Une ambiance de festival en ébullition, qu’on souhaite retrouver sur les prochaines éditions.
Crédit photo : Manny Crisostomo