De mémoire de spectateur du Téat Champ Fleuri, je n'avais jamais vu une audience se lever aussi vite de son siège pour un standing ovation et, pour une fois, j'avoue avoir été l'un des plus prompts à bondir de joie.
Mes derniers retours de spectacle concernent tous des propositions circassiennes virtuoses (Speakeasy, La Brise de la Pastille, A Simple Place) et Le Cirque Le Roux clôture ce semestre en apothéose tant il réunit l'écriture théâtrale et la perfection acrobatique. Vous avez déjà vécu ce moment de fin de journée où vous vous laissez aguicher par ce dessert bien sucré, que vous entrez dans cette nouvelle échoppe faussement vieillotte, que vous commandez ce bon vieux tiramisu et que ce plaisir coupable se mue en délectation totale ? C'est exactement ce qui s'est produit ce mercredi à Champ Fleuri : j'ai été cueilli comme un frais pissenlit.
Pourtant, j'en ai bouffé du nouveau cirque qui essaie de se renouveler à coups de décors d'époque en toc, de logorrhées d'auteurs de théâtre mal interprétées ou d'hommages cinématographiques bordéliques et je n'avais pas recroisé une telle qualité technique et esthétique depuis le cirque Oktobre avec le génial Yann Frisch.
Déjà il y a ce titre « The Elephant In The Room » qui reprend une expression anglaise qu'on pourrait plus ou moins traduire par « il y a anguille sous roche mais personne n'a envie de sortir sa pioche » et qu'on ne parviendra pas vraiment à éclaircir car l'intérêt n'est pas dans la compréhension de la trame narrative. Personnellement, je me suis facilement laissé porter par ce jeu de séduction, de répulsion, de trahison, de poison comme dans un film de David Lynch où tout vous paraît limpide sur le moment mais que vous n'arriverez jamais à verbaliser à cause de ces jeux amoureux qui ne cessent de s'entortiller. Je n'ai pas été étonné de découvrir que la metteuse en scène n'est autre que Charlotte Saliou dont le solo de clown « Jackie Star » avec son hôtesse de l'air déjantée explorait déjà ses territoires flottants de la sexualité et m'avait autant bousculé que fait marrer.
Le Cluedo se transforme en torride mikado
Dans le boudoir de ce manoir, tout commence sur un mode jobard : des portes claquent, une femme veut empoisonner son mari, des claques fusent, un majordome ne cesse de gaffer, bref le registre habituel du vaudeville saupoudré de cabrioles des Années Folles. Puis la mécanique déraille, les corps s'explorent, féminité et masculinité ne cessent de s'emberlificoter et le Cluedo se transforme en torride mikado. Le grotesque éléphant laisse rapidement la place à un ballet de souris chaudes qui se titillent et parfois se trompent. La bande originale, à la hauteur fusionnelle de l'événement, ne se contente pas de puiser dans le répertoire jazz des années 30 mais alterne des tubes de Billie Holiday à Franck Sinatra en passant par Gershwin ou des morceaux plus contemporains évoluant au gré de cette fantasmagorie comico-érotique. Je suis un peu moins friand du choix musical quand les teintes monochromes virent au sépia et qu'on tombe dans une ambiance clichée, étiquetée Amélie Poulain. Si je fais mon rabat-joie, j'admets toutefois que cette pluie d'abat-jours est bien plus poétique que le plus onéreux des feux d'artifice arabo-suisse. À ce titre, le jeu de lumières est prodigieux et nous plonge dans des ambiances de clair-obscur langoureux. Ces sensations sont amplifiées par les trois tableaux caravagesques de fond de scène qui déploient leurs compositions embrasées comme autant d'indices sur la tournure des évènements ou d'illustrations des futurs (re)bondissements. On parle souvent de tableaux pour signifier les différents temps d'une représentation circassienne et, à l'instar de leurs peintures déroulantes, cette troupe révolutionne l'art du mouvement préliminaire pour atteindre des équilibres architecturaux géniaux.
Les quatre artistes méritent d'ailleurs la même acclamation ; c'est là un indicateur évident de leur technique hors pair, d'un savant équilibre des prestations et d'une mise en scène magistrale. L'œil est toujours ébloui mais jamais étourdi. Les changements de plateau ne souffrent d'aucun temps mort et l'engagement est total. Le majordome Bouchon, exceptionnel cocktail de John Cleese, Steve Carell, Charlie Chaplin et le cascadeur gluant qu'on balance sur les vitres, a réussi à provoquer des éclats de rire synchronisés de mon fils, pré-ado pas toujours expansif, et de son père enjoué mais souvent blasé. À condition de n'être pas trop éloigné pour apprécier son faciès hébété, vous rirez de bon cœur comme à la grande époque de Pouf le Cascadeur.
Les acrobaties finales et la colonne à quatre sur le mât chinois resteront certainement plus gravées dans ma mémoire que leurs dernières tenues d'apparat. Ou alors fallait-il y voir un hommage chamarré aux spectatrices retraitées de L'Éducation Nationale, accoutrées dans leurs fripes Dezigual?
Manzi