Évidemment fallait que ça tombe sur mézigue: écrire un papier sur « Qu'avez-vous fait de ma bonté », moi le pseudo parangon de la férocité, fichtrement emmerdé d'être aussi proche de l'auteur qu'adorateur de son verbe ravageur.
Oui je connais François Gaertner qui a écrit les textes de cette pièce à la demande du metteur en scène. J'ai bafouillé quelques billets sous ses ordres et je suis un inconditionnel de sa plume et de sa joviale amertume. Donc oui, ça influence forcément mon avis mais je vais tenter d'être un minimum objectif dans cet exercice résolument subjectif.
Déjà, disons-le tout-de-go : on n'avait jamais vu une œuvre de compagnie locale aussi actuelle aussi collégiale aussi sombre aussi novatrice aussi ambitieuse aussi controversée aussi bordélique aussi lucide aussi humaine. Tout le mérite en revient à Nicolas « c'est notre projeeeet » Givran qui a pris à bras-le-corps cette entreprise herculéenne avec sa jeune compagnie, entouré d'acteurs en devenir et d'un auteur qui n'avait jamais posé ses mots sur les tréteaux. Pour couronner cette première fois, cette bande va être jugée dans la plus grande jauge de l'île.
Je suis le premier à tancer le storytelling des journalistes culturels mais quand même : quel bond du théâtre réunionnais dans la contemporanéité ! À titre de comparaison, j'avais ressenti le même enthousiasme lorsque la compagnie réunionnaise Cirquons Flex avait sorti « La pli i donn », spectacle polymorphe et perfectible qui plaçait enfin La Réunion sur l'échiquier des Arts du Cirque. Durant la première demi-heure, je dois vous avouer que mes premières pensées oscillaient entre « putain c'est gonflé » et « merde... merde... j'arrive pas à aimer ».
La faute à une entrée en scène traînarde des neuf comédiens, une première salve anti Macronie peu audible car braillée dans un mégaphone et une scénographie trop référencée IN d'Avignon, ambiance tempête dans un verre de Spritz. Les intentions discursives m'ont quelque peu échappé et je n'ai pas été bousculé ni interpellé par cette introduction exutoire estampillée « Les Chiens de Navarre ont le cafard ».
J'ai trouvé les premiers tours de chant trop étirés, un peu comme quand on monte son premier film familial sur Imovie et qu'on n'arrive pas à couper les rushes du petit mioche. Puis je me suis laissé embarquer par cette galerie de personnages défilant sur ce télé-crochet de boucher et sublimés par des hystéries collectives graphiquement très soignées. La trame est limpide et j'ai été porté par cette succession de confidences morbides ou autres récits d'amour turbides.
Côté texte, c'est intense, enchevêtré, complexe à l'image de son auteur même si on ne parvient pas toujours à mettre du liant entre ce que l'on entend et ce que l'on voit. Peut-être faut-il juste accepter de recevoir sans trop chercher à entrevoir ? Sur scène, le perchman – technicien-clé du monde voyeur de la télé-réalité – permet un focus intelligent sur les sons (mention spéciale à la giclette de fin de branlette) et sur les réquisitoires glacialement noirs mais non dénués d'espoir. Cet empilement de pensées abrasives nous emporte dans un tourbillon d'émotions, sulfureux témoignage d'une génération aussi conscientisée que désabusée, transcendée dans cette version du « Virginie Despentes Picture Show ». Ce rôde-tripes intime et musical trouve son rythme de périple avec l'apparition de l'enseigne rose lumineuse « Heartbreak hotel » qui irradie le plateau de son filtre cinématographique. Au final, le karaoké est un biais transgénérationnel idéalement autocentré et désuet pour égratigner les dogmes de la féminité, de la virilité et interroger nos identités dans un répertoire sonore et visuel transgénérationnel.
Nicolas Givran a pensé cette pièce comme un spectacle qui aurait changé sa vie s'il l'avait vu à 17 ans. C'est là une ambitieuse note d'intention mais quelle chance pour ces jeunes comédiens d'avoir croisé son chemin et merci pour ce nouveau souffle théâtral qui questionne même un vieux spectateur plutôt grogneur.
Manzi