Je sais très bien ce que c'est qu'une conférence. En général, je les évite. Mais une conférence dansée, aucune idée. C'est pourtant le concept proposé par l'ami Brabant et sa comparse Maud Pizon, dans ce spectacle de 50 minutes mystérieusement intitulé : A taste of Ted. J'avais fait la fine bouche, j'ai mordu à pleines dents. Sans doute le goût de l'irrévérence mâtinée d'élégance.
Quand Jérôme Brabant m'a dit il y a deux ans qu'il partait à New York, pour préparer sa création, je me souviens très bien de ce que j'ai pensé. Je l'ai imaginé se taper un trip urbain dans la grosse pomme, sautant par dessus des taxis jaunes, les yeux dans les gratte-ciel. La suite logique de son travail avec les New Gravity. Et pardon, mais certains clichés ont du bon.
Puis j'ai vu les premières affiches du bébé, douze mois plus tard, sidérée. Lui enturbanné dans une robe de derviche, elle peinturlurée à l'égyptienne. J'avoue que j'ai paniqué. Ça me semblait aussi esthétique qu'hermétique. Mais surtout, ça sentait ni les States, ni les écureuils de Central Park.
Sans compter que Ruth Saint Denis et Ted Shawn, figures inspirantes de la création, j'en avais jamais entendu parler. Enfin, je ne comprenais pas pourquoi avoir traversé l'Atlantique pour déterrer chez les ricains ces deux hurluberlus qui avaient l'air tout droit sortis d'un dancing room des années folles. Le musée Grévin eut été moins loin.
Mais j'aime le monsieur. Je suis donc venue. Et voilà ce qui s'est passé. D'abord, le rideau était ouvert. À gauche et à droite du plateau, Maud et Jérôme, curieusement attifés, s'affairaient autour de portants. Comme si de rien n'était. Tandis que leurs voix off déroulaient sobrement les premiers éléments de présentation. L'ambiance de vestiaire, tout le monde connait. Ça nous a détendus. Une impression d'intimité.
Les voix nous apprennent que Ruth et Ted, amants et passionnés de danses orientales et exotiques, sont les pionniers de la danse moderne au début du vingtième. Avec un soupçon d'insolence dans le timbre, histoire de nous rassurer. Maud et Jérôme ne sont pas de vulgaires groupies de ce duo admiré. Aduler n'est pas français.
Les explications sont aussitôt suivies de démonstrations. La danse moderne, au pays de Gatsby le magnifique, consiste à propulser son corps en soulevant le talon, tandis que le buste est tourné de profil, comme sur un bas relief de pyramide. Pour dédramatiser leur posture de grands pontes de la torsion, les danseurs ne se privent pas d'œillades à la Chaplin. À la rigueur des corps répondent les frasques du visage. Le Brabant fut mime en son temps. C'est fichtrement rafraîchissant.
Plus efficace qu'un tuto, leur démo imprègne. À mes heures perdues, je suis encore capable d'exécuter le mouvement. À mes mollets défendant. Bref. À voir, c'était marrant. Pouvoir le refaire, c'est bluffant.
Nonobstant la qualité pédagogique du spectacle, on comprend rapidement que l'intérêt du propos n'est pas de nous dérouler Wikipédia. On nous propose, subtilement, une réflexion sur l'appropriation culturelle. Qui a le droit de danser quoi. Au nom de qui et de quoi. Sortant de leur personnage historique pour redevenir Maud et Jérôme, deux chorégraphes contemporains, le duo s'interroge. Qu'est-ce que l'exotisme ? Mon lieu de naissance m'oblige-t-il à me cantonner aux danses traditionnelles de mon pays ? Suis-je irrespectueux si je m'approprie la culture de l'autre ? La culture d'ailleurs, est-elle une propriété privée ? Et la mondialisation un danger ?
Sous forme de conférence, le questionnement eut été indigeste. Mais l'intelligence de ces deux-là réside dans un positionnement audacieux leur permettant un constant va-et-vient entre les personnages qu'ils incarnent et leur propre rôle. L'autodérision est de mise dans ce spectacle crescendo multipliant costumes et tableaux.
L'ultime danse indienne, spectaculaire et hypnotique, confirme que Pizon et Brabant, pour être de subtils chorégraphes, n'en sont pas moins d'envoûtants danseurs. A Taste of Ted n'est pas affaire de goût, mais de saveur.
Zerbinette