Je sors de Jaz envoûtée mais perplexe. Manque de bol, Luc Rosello, qui a programmé la pièce de la Compagnie Camara Oscura au Grand Marché, me cueille à chaud. Pas le temps de baratiner : le cerbère a l'acuité trop affutée pour que je tente de le flouer. Je sèche. Il me me lance, amusé : « Et si pour une fois Zerbinette tu pouvais juste aimer, sans analyser. Hein ? ». Hors de question. Je fuis. Frustrée. Partant bredouille mais promettant une bafouille.
Commençons par convoquer Baudelaire. Parce que l'écriture de Kwahulé relève de cette alliance entre la laideur et le sublime. Raconte l'histoire d'une fleur de lotus plongée dans l'eau des chiottes. Des célestes envolées aux triviales éclaboussures. Fascinante littérature dont la matière est l'ordure.
Puissamment magnifiée par la forme. Bref tu l'auras compris, la pièce dérange mais séduit. Reste à savoir pourquoi, sans langue de bois.
En premier lieu, écrire sur le viol est périlleux. Il faut échapper aux écueils du voyeurisme et du pathos. Alors pondre une comédie musicale sur ce thème, portée par une artiste seule en scène frise l'indécent culot. Pas pour Dabo.
La diablesse, polymorphe, enchaine les métamorphoses. Seins nus et tatoués, crâne rasé, sculpturale et musclée, elle est une troublante incarnation de la féminité. Elle déploie l'histoire de Jaz, frêle gazelle des cités dont on sent bien que le destin va vriller. Par la chanson, la danse, la narration. À elle seule tous les personnages. Et nous tient captivés pendant une heure. Alors qu'au fond, l'histoire de Jaz est triviale. Il y est question de virginité souillée aux portes d'un cabinet. De culpabilité muée en résilience. Côté sujet, le thème ne transpire pas la nouveauté.
Mais pour la scéno, quel brio. Dans une pénombre quasi mystique, Alexandre Zeff a soigné une flopée de tableaux au cordeau. La pièce est un objet visuel sublime, qui prend le parti de dénoncer la bestialité en magnifiant la féminité. La ligne chromatique s'écrit entre le rouge et le noir. Au centre, un paravent aux allures de triptyque, traversé par des néons pourpres. Au fil du récit, l'objet referme ses parois, délimitant les murs des toilettes entre lesquels Jaz est violée, ou masquant élégamment les 4 musiciens du Mister Jazz Band.
Entre ces panneaux infernaux, le corps de Dabo est celui du violeur. La voix mue et son corps musculeux, dessiné en ombres chinoises dans cette incandescence, effraie. Devant le paravent, l'actrice conjugue féminité avec félinité. La narration progresse, et Jaz est vengée.
D'un érotisme raffiné, voilà une pièce qui illustre magistralement le droit des femmes à la sensualité. Sans qu'elle soit vécue comme un appel à la bestialité. Certes, c'est troublant. D'une vénéneuse beauté. On ne s'attend pas à soigner le mâle par le mal. Jaz, refusant toute forme d'austérité, redéfinit d'identité d'une femme blessée en intensifiant son pouvoir de séduction, en guise de rédemption. Ce qui M'sieur Rosello, pour rendre hommage à un tel culot, justifiait que je me fende de ces quelques mots.
Zerbinette
Prochaines représentations de Jaz : jeudi 26 à 19h et vendredi 27 avril à 20h au CDOI