Ma Vie, Mon Punk, Mon Cul : Bound By Endogamy

Après le punk...

Une discothèque n'était autre que le miroir de sa propre vie. À chaque disque correspondait son instantané mémoriel. Chaque pièce résonnait au diapason de ses souvenirs, bons ou mauvais. Chaque élément rappelait un moment-charnière de son parcours, reflétait une émotion donnée, une sensation fugace, une pensée saugrenue. Chaque vinyle y possédait sa propre unicité. 

Si le maxi-Ep des irlandais the Outcasts, Seven Deadly Sins (New Rose Records, 1984), restait, par exemple, largement dispensable, je me souvenais encore très bien des conditions de son acquisition. Je l'avais déniché à l'automne 96 dans le rayon post-punk du petit disquaire d'occasion de la rue de la Parcheminerie à Angers, et la cinquantaine de francs déboursés alors - effort conséquent pour moi à l'époque - ne pesait finalement qu'assez peu au regard de la certitude de réitérer l'expérience sonique démente que m'avait procurée l'écoute du premier Ep du groupe, réédité quelques mois plus tôt chez Combat Rock - l'état de mon sommier témoignait encore des pogo furieux au son des hymnes punk You're A Disease et Frustration.

Immense déception, donc. Le disque s'était révélé ennuyant à mourir, the Outcasts semblant avoir noyé leur rage juvénile et l'urgence punk de leurs débuts dans une soupe fade, insipide, digne des pires heures des années 70, lorsque la performance musicale primait sur l'authenticité. C'était donc ça, ce qu'on appelait le post-punk ? Ce disque m'avait vacciné contre le genre pour un long moment.

Ce fut finalement au tournant des années 2000 que le mouvement post-punk s'imposa à moi de lui-même. La plupart des groupes que je suivais alors semblaient s'être passés le mot, tous se sabordaient les uns à la suite des autres. Cette hécatombe m'avait quelque peu désarçonné, et quasi orphelin, je m'étais résolu à poser une oreille sur les divers projets que leurs membres montaient désormais.

La Dérive Des Incontinents développait des mélodies plus sophistiquées, mais néanmoins époustouflantes, tout en accentuant le nihilisme glauque et la froideur musicale des ex-Scrotum. Le punk-77 miaulant et sans fioriture des No-Talents laissait la place aux ambiances suicidaires et synthétiques d'Opération S*. Avec Volt, les garageux lo-fi de Splash Four troquaient leurs guitares contre des machines tout aussi habitées. Steve & the Jerks et les Teckels* fusionnaient pour former Frustration*, groupe cold-wave dont on entendrait parler encore longtemps après...

Cette nouvelle orientation post-punk était donc pour moi d'abord une histoire de relation au groupe, d'intimité avec sa musique, avec son passé. Je saisissais enfin pourquoi le fan des Sex Pistols s'était retrouvé aux concerts de PIL, comment la keuponne de la première heure Chrissie Hynde avait lancé ses Pretenders, j'intégrais la logique derrière les paroles de l'emblématique Part Time Punks de Dan Treacy des Television Personalities. Mais surtout, tous ces groupes, formés aussi bien au tournant des années 80 qu'au début du millénaire, avaient pleinement intégré ces  concepts qu'étaient la rupture dans la continuité, l'authenticité et la dextérité, l'évolution sans le reniement. Je percevais désormais la philosophie intrinsèque au post-punk, et comprenais le transformation de Varsaw en Joy Division puis New Order, des Stinky Toys en Elli et Jacno, ou le basculement de Blitz, Siouxsie, Marie & les Garçons, the Damned et tant d'autres...

Post-punk 2.0

Depuis, l'histoire s'était répétée, inlassablement. Chaque nouvelle vague  post-punk à laquelle j'assistais était précédée par une ébullition souterraine de l'underground garage-punk ou du punk DIY. Le bouillonnement garage-punk américain du début des années 2000 avait expliqué le succès ultérieur des bizarreries arty/synth-punk des labels Hozac, Sacred Bones et SS Records. Quelques années plus tard, l'effervescence punk de La Grande Triple Alliance Internationale de l'Est de l'axe Metz/Strasbourg/Nancy avait inexorablement muté en un post-punk enténébré et synthétique (Delacave*, Noir Boy George, Maria Violenza*, Warietta...). De même, les anarco-punks des squats français avaient réinventé le concept de la Oi post-punkée (Syndrome 81, Litovsk*, Oi Boys...), les punkers psychédélisés de Melbourne alimenté le tsunami du post-punk australien des années 2020, les garageux lo-fi du mid-west américain servi de matrice à la tendance egg-punk actuelle, etc... Observer les microcosmes punk du moment permettait de comprendre la déferlante post-punk du lendemain.

Au printemps dernier, la boutique Born Bad fêtait à Paris ses 25 ans d'activisme dans le milieu du rock'n'roll. Quelques semaines plus tard, à Metz, La Face Cachée célébrait à son tour son 20ième anniversaire. Les deux magasins de disques avaient saisi l'occasion pour organiser leur propre festival, dont les programmations, forcément pointues, témoignaient de la prédominance actuelle et de l'éclectisme d'un post-punk qui s'était, lui aussi, forgé dans les chaudrons de l'underground. De multiples composantes du genre y étaient représentées : post-punk australien (Exek*), synth-pop (Marie Klock*), math-rock synthétique (Echoes), post-punk revival (Tramhaus*, the Drin), new-wave weirdos (Warietta), dark-waves tirant sur le kraut-rock (Vox Low), synth-punk (Glutamate*), cold-wave (Frustration*), egg-punk américain (Snooper), free-rock noisy (le Singe blanc), électro-indus (das Kinn). Les genevois de Bound By Endogamy avaient, quant à eux, enflammé les scènes des deux évènements.

Bound By Endogamy

Dans le cloître du couvent des Trinitaires, les aficionados du rock messin sirotaient tranquillement leurs bières en attendant le début des hostilités. Mark Adolf, le boss des Disques Mauvais Garçons, endossant fièrement son rôle de producteur, m'avait présenté le duo genevois Bound By Endogamy. Étant d'un naturel peu loquace, l'échange d'amabilités avait rapidement laissé place à un silence quelque peu gêné. Mais les regards étaient restés soutenus, de part et d'autre. Une chose était sûre, ces deux trentenaires sentaient l'underground punk à plein nez. Ils avaient la détermination des experts de la débrouille, le regard farouche de ceux qui savaient gérer l'embrouille, la tension corporelle des habitués des situations décalées, la noblesse des artistes dégénérés, le look des rebelles 2.0 - piercing, tatouages improbables, survet adidas. L'étoile de David, tatouée en grand sur le deltoïde gauche du batteur, s'offrait comme un ultime pied de nez à tous les nazillons soraliens et autres dé-coloniaux intersectionnels pétris d'antisémitisme qui pullulaient dans nos sociétés. Je m'étais d'ailleurs demandé si le nom du groupe, Bound By Endogamy, n'avait pas un quelconque rapport avec cette particularité religieuse, avant de comprendre que s'il était question ici de communautarisme, celui-ci était davantage culturel que cultuel, et que leur endogamie à eux endossait plutôt les valeurs DIY de leur univers souterrain commun. Chacun ne trouvait-il pas son alter-ego, son âme soeur dans son propre environnement ? Sans un mot de plus, nous nous étions salué avec un sourire entendu.

Kleio Thomaïdes et Shlomo Balexert avaient donc longuement fréquenté le monde des squats helvètes. Le punk, l'anarco-punk, le post-punk, l'indus, l'électro-punk et les dark waves avaient constitué la bande-son de cette vie à la marge, avant que chacun ne se décidât, au milieu des années 2010, à passer à son tour derrière la batterie, les machines ou le micro, et n'effectuât ses propres classes musicales. Lui, Shlomo, avec les Grey Lips, projet kraut/punk/indé de Genève. Elle, Kleio, à Zurich, avec les bien-nommés Savage Grounds et leurs EBMs (Electronic Body Music)  sombres et dépouillées à la Trisomie 21 ou Front 242, auto-produites par Lux Records. Les tâtonnements des débuts, l'expérience des premiers enregistrements et concerts, puis la rencontre entre les deux protagonistes : la genèse de Bound By Endogamy était à nouveau à chercher du côté du creuset de l'underground, suisse dans le cas présent.

On comparait régulièrement Bound By Endogamy aux champions de la NDW (Neue Deutsche Welle), D.A.F. (Deutsch-Amerikanische Freundschaft - le nom du groupe allemand des années 80 produisait encore son petit effet au regard de l'actualité trumpo/musko-weidelienne). La comparaison s'expliquait sans doute par ce mélange détonnant de batterie, de machines et de synthés. La musique des deux helvètes me semblait pourtant largement plus variée et sophistiquée, leur univers beaucoup plus oppressant et ténébreux, leur live bien plus violents et percutants. On pouvait également évoquer le surréalisme de Huit Cauchemars D'Une Machine Fêlée, premier album génialement névrotique, bourré de plans electro-funk maladifs et d'expérimentations weirdos/arty (les Disques Mauvais Garçons, Magia Roja, les Disques Bongo Joe, 2023). Ou encore, passer en revue ce second album éponyme de 2024, sorti à nouveau sur les Disques Bongo Joe, et dont les EBMs organiques, sur le fil (Going To The Mine, Cogs, Nothing), et la profondeur du chant de la chanteuse Kleio (Stuck In the Loop, le très hard-tek Killed By Shame), alternaient avec de magnifiques plages de bossa/synth-pop à la mélancolie froide et envoutante - les titres Withered Flowers, Lune, Junktion River et leur boîte à rythme échappée des 80s rejoindraient désormais le meilleur du répertoire de Deux, Warum Joe, Delacave*, Maria Violenza* ou Cherry Pies*. On ne pouvait manquer, enfin, de s'imprégner du glacial et nihiliste La Tour Dieu, co-écrit avec Pierre Normal de feu le label belge Pneu (Ich Bin!) et gravé sur l'incontournable compilation des 25 ans de la boutique Born Bad.

Festival Rock à La Buse 2025

Le post-punk avait toujours été une composante essentielle et assumée du festival du Rock à la Buse. Au fil des années, les organisateurs de l'évènement avaient ainsi pu faire découvrir au public réunionnais la cold-wave des parisiens de Frustration* (x2), le math-rock technoïsé des belges de La Jungle, les EBMs tribales des espagnols de Dame Area et des parisiens de Bracco*, la new-wave primitive ou kitch du picard Usé*, le post-punk déprimé de Jessica93*, le synth-punk des belges du Prince Harry, et bien sûr, mettre en avant les post-punkers locaux Kilkil* (synth-punk) et Tuelipe* (synth-pop/dark-waves). Le post-punk conquérant et terriblement singulier de Bound By Endogamy avait logiquement toute sa place dans la programmation du festival. Le rendez-vous était dorénavant bien calé pour les deux soirées de cette édition 2025. Deux dates qui ne manqueraient pas de rester mémorables.

Bound By Endogamy, à (re)découvrir :

- au Bisik de Saint Benoit, le 21 mars 2025, en compagnie des réunionnais d'All Inclusive Party Conspiracy (punk/indé) et de Mothra Slapping Orchestra (psycho-billy/rockab) ;

-au Kerveguen de Saint Pierre, le 28 mars 2025 avec le soutien des toulousaines de Madam (riot-grrrl/grunge) et des combos locaux MonOi!* (street-punk/Oi!) et le Bacar (dub/rap/punk)

 

* Voir précédemment sur le blog/fanzine Shut Up And Play The Music.