LEBOURG UN JOUR, LEBOURG TOUJOURS

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Saint-Denis, 19h. Le 38 tonnes dévale la rue Pasteur. Les roues font gicler le gras de samoussa qui coule des étals de nourriture. Un coup de frein un peu sec, le camion se met en travers. Le pare-choc froisse légèrement la tôle d'un Porsche Cayenne qui n'avait pas payé son stationnement. Manzinette m'avait dit : « Vernissage ce soir dans un restaurant. Guillaume Lebourg expose. Tu fais ton papier, tu papouilles un peu l'artiste et tu décroches fissa. On doit boucler le numéro cette nuit ». Ces vieux du papier n'ont toujours pas compris que l'internet, c'est permanent.

Je laisse les clefs sur le camion parce que le ronronnement du moteur dans la rue, ça me rassure.

J'enjambe les disciples qui fixent l'artiste avec dévotion. Il est vrai que le contraste entre le lisse de son crâne et la douceur pubienne de sa barbe de farfadet, répand sur l'assistance une puissante vibration érotique.

Je reprends possession de mes sens. J'évite une serveuse et son large sourire qui m'invite à goûter un wrap morue/bichique accompagné d'un vin bio de petit producteur du coteau des Trois Salazes. J'écarte les tables qui barrent l'accès aux œuvres de Guillaume Lebourg. Les tôles perforées de la cloison mochent la pièce. Je leur ferai faire un devis par mon oncle plaquiste. Il a besoin de bosser depuis sa sortie de Domenjod.

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Messie de la Poétique Territoriale, Guillaume Lebourg en est à la troisième station de son chemin de croix. Neuf pièces dont la poésie n'échappera à aucun des emprunteurs actuels de la future ex-route du littoral. Moi-même, le crâne dans le vent, régulateur de vitesse réglé à 130 km/h pour ne pas gêner, je me laisse aller — à chaque aller/retour vers la société de mon beau-frère qui est charcutier-concasseur à Saint-André — je me laisse aller, dis-je, aux rêves les plus insensés devant les piliers du viaduc. Je vois des vertèbres de poisson onduler au rythme des vagues. Je les vois s'hybrider en oiseaux de mer. Je les vois danser avec les poutrelles métalliques. Je les vois emporter les fûts qui les retiennent au plancher de l'océan vers l'azur et les aéroplanes. J'aurais dû passer mon concours d'entrée aux Beaux-Arts plutôt que d'accepter de rendre service à mon cousin en le remplaçant au volant quand il a perdu son permis pour homicide involontaire.

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Les deux dernières pièces me font dessoûler. Le barbu chauve a cessé de valser avec les ouvrages d'art. Deux œuvres rigides, teintées d'aquarelle, rappellent que notre île si ronde et féminine est rayée de logements à la cubique aridité. Des images comme sorties d'une bande dessinée. Des vies entières dispersées sur chaque niveau. Des existences comprimées dans ces flancs abrupts. Je me rappelle brusquement que je dois déposer deux coqs à la tante de la voisine de ma mère dans l'immeuble du Chaudron de « Sans Titre #9 ». J'ai déjà faim et les effluves de caris qui parfument chaque étage de sa résidence vont me mettre à terre.

Je m'enfuis rapidement par la terrasse. Un homme à chapeau blanc me cite des auteurs dont je ne comprends pas le nom. Il est question de drogues ou de laudanum. Un fils de lord anglais en savate pigeon veut me convaincre que la terre est à l'envers et que le pôle sud est l'origine de toute vie sur terre. Je m'esquive. Les coups de klaxon se font de plus en plus agressifs. Je rejoins mon camion en lançant un impérial « Kwélafé ? Vous n'aimez pas l'art ? » qui scotche les automobilistes bloqués derrière le camion. Un coup d'accélérateur et ces béotiens disparaissent dans un nuage de fumée. J'espère que Manzinette sera contente.

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Le Kamionneur

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Poétique territoriale #3

Guillaume Lebourg

Restaurant La Fabrique

76 rue Pasteur, Saint-Denis

à partir du 27 avril 2018