Bongou est apolitique. Pour autant, il entend ouvrir ses tribunes aux artistes réunionnais qui souhaitent penser l'Après. Jean-Louis Robert, de son propre aveu “écrivain mélangueur glossophile” a réfléchi à la question. Le con-sommateur passe sous son crayon. Sans concession.
Les barrages des routes et l'opération escargot trouvent désormais une place privilégiée dans l'arsenal dont dispose le manifestant, cet empêcheur de rouler en rond, pour faire entendre sa voix. Le but avoué kan i boush shemin est de déboucher les zorèy, de solliciter le sens auditif circonstanciellement malentendant d'un pouvoir subitement atteint de surdité, avec qui l'on souhaite rétablir un dialogue qu'il a, unilatéralement bien sûr, rompu. Quant aux automobilistes pris en otages et au reste de la population plus soucieuse du prix du riz, qui a priori n'en ont rien à cirer du conflit dans lequel on les embarque, il s'agit de les y impliquer en distillant dans la margozerie d'une situation objectivement terroriste une pincée de sucre (de canne mapou bien entendu, pas de betterave : préférence régionale oblige) conscientisante : voyez-vous, notre lutte c'est votre lutte. Et hop ! par une expansion dans l'ordre de la possession, le combat d'une minorité, selon les pouvoirs publics, d'une trâlée, selon les organisateurs, devient le combat de tous.
Ainsi font font font les gilets jaunes aux marionnettes de la route. Ainsi ont fait jadis (en mars 1997) les fonctionnaires, étudiants et ouvriers du B.T.P. et naguère (l'année dernière) les agriculteurs. Ainsi feront...
Mais si l'on s'en prend ainsi aux usagers de la route, ce n'est pas seulement dans le dessein de se faire voir, fluorescence aidant, pour se faire entendre. Il s'agit aussi et surtout de pointer sans que l'on en ait véritablement conscience, les nouvelles contradictions, dont l'automobile est le symptôme majeur, issues de la société de consommation.
Le strip-tease de l'automobile
Dans l'ordre de la consommation, ainsi que Baudrillard l'a montré, les objets sont appréciés pour leur valeur d'échange, c'est-à-dire qu'ils sont manipulés comme « signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur », et non pour leur valeur d'usage, leur valeur intrinsèque. La voiture, cette résidence secondaire ambulante, dont la complexion se prête à des modulations technologiques variables à l'infini, réalise à merveille le rêve de socio-différenciation de l'homo consumans. C'est là où son identité et sa liberté peuvent le mieux s'exprimer. (C'est aussi dans d'autres objets où c'est plus le prestige de la marque qui est recherché que l'usage auquel ils sont destinés.)
Leurre de liberté. En fait, l'aspiration à la différenciation est une contrainte imposée par le système capitaliste et ne correspond pas aux besoins des individus.
Leurre d'identité. Le zizite censé révéler notre idiosyncrasie profonde, notre fonnkèr, n'est jamais produit à l'unité. Les GTI rouges étaient autrefois nombreuses sur les routes. Maintenant une trâlée de voitures dispose d'équipements vendus comme différenciateurs, alors que toutes sont identiquement équipées.
Le manifestant, qui est aussi un consommateur, a une subconscience rudimentaire du statut d'aliéné que l'ordre de la consommation lui assigne. Dans cette optique, le barrage des routes et l'opération escargot, en réalisant le strip-tease de l'automobile, la dépouille en la figeant de ses « plus petites différences marginales », remet à nu sa fonction première, la réhabilite dans sa valeur d'usage. L'automobile redevient un véhicule progressant de lui-même par l'effet d'un moteur dont l'essence (sans plomb ou diesélisée) réside dans son ustensilité. À cet égard, il est notable que ce qui a déclenché l'ire jaune, c'est l'augmentation des taxes sur le carburant ; c'est la fonction d'usage de l'automobile qui revient donc au premier plan car si l'on ne peut plus payer le carburant, la voiture sortira de l'ordre du mobile, ordre dans lequel elle s'inscrit essentiellement. Dès lors, de façon clandestine, c'est toute l'économie de la consommation qui se trouve contestée. Les manifestants en jaunes gilets n'ont-ils pas bloqué l'accès aux grandes surfaces ces temples de la consommation ? Des émeutiers ne s'en sont-ils pas pris aux commerces ? D'autres n'ont-ils pas incendié des voitures ?
Sommés d'être jaunes ?
On commet d'ailleurs une erreur d'analyse si on dissocie l'action des uns et les exactions des autres. Gilets jaunes et casseurs sont l'envers et l'avers d'une même pièce tragique. Les premiers expriment certes leur aversion pour les seconds, en s'abritant derrière la rhétorique de l'innocence : « Nous ne sommes pas des casseurs », « Nous bloquons ici et là dans la joie et la bonne humeur », « D'ailleurs nos barrages sont filtrants ». Mais force est de constater que le blocage des routes qu'ils opèrent engendre une asphyxie de l'économie, qui s'apparente en fait, si on laisse de côté tout cosmétique sémantique, à une véritable casse. Ce n'est que l'économie qui est visée et atteinte, objectera-t-on ; mais derrière cette abstraction bonne-conscientisante, il y a des personnes réelles, de chair et de sang, que l'innocente narcose circulatoire fait souffrir et qui s'angoissent de la mise à mal de leur outil de travail, leur gagne-pain. Et puis il y a les usagers de la route lambda qui sont sommés d'être jaunes sinon... et souffrent des conditions de non-circulation qu'on leur impose.
Aux débordements nocturnes inacceptables, s'ajoute donc une violence acceptable dans un premier temps, car montrant patte jaune et diurne, mais qui devient intolérable à la longue.
Il ne faut pas se boucher les yeux : la violence est inhérente à tout mouvement de contestation, c'est la condition de son efficacité.
Fonder une internationale citoyenne
Au final, le barrage des routes, l'opération escargot, la consumation des voitures et des espaces liés à l'activité consommatoire apparaissent comme des réponses plus ou moins violentes à une violence superlative, celle du système capitaliste. Il ne reste plus qu'à fonder une internationale citoyenne pour lutter contre ce spectre qui hante le monde, celui de la consommation. « Consommateurs du monde entier, unissez-vous ! » Ah oui ! il faudrait trouver un autre mot que « consommateurs ».
Jean-Louis ROBERT