PASSE L’HISTOIRE À LA PASSOIRE
MANZI : Le metteur en scène, Camille Touzé, s’inspire de la poésie orale et écrite du poète Christophe Tarkos pour la mettre en mots et en mouvement de façon transdisciplinaire, vu qu’il est question de cirque élastique. Pour la narration, chacun peut donc y aller de son imagination. Personnellement, j’ai cru voir s’agiter des organismes monocellulaires en quête d’élévation, d’évolution, voire même des spermatozoïdes en quête d’ovulation.
ZERBINETTE : D’histoire, il ne peut y en avoir, voici pourquoi : ce spectacle est inspiré du poème Performance de Tarkos, dont l’objectif est de refuser la dimension communicationnelle du langage, propre aux capitalistes, pour tenter de libérer la langue. Nous voilà donc aux portes des univers de Beckett, Ponge, et des dadaïstes. Les phrases sont hachées, les verbes décomposés, pour autant, on comprend qu’il y a, dans tout ce brassage d’air une intention. Qui n’est certainement pas, le poncif naïf lu dans le programme : « Comment retrouver son âme d’enfant gonflée à bloc ». On ressent, par l’agitation constante des performeurs l’inutilité de l’action humaine, dans un chaos qui l’enchaine. Ces shadocks ont beau pomper, gonfler, empiler, rien ne dure, rien ne tient, rien ne se maintient.
Cette réflexion sur l’aberration de notre finitude, qui conduisait Beckett à rechercher le désir, comme énergie vitale source de joie, se retrouve dans la frénétique logorrhée de La Paulinette. Au delà de la déconstruction du langage et du sens, se profile l’envie d’un jaillissement verbal, viscéral, animal. Gonfle raconte à cet égard l’infinie renaissance du désir.
SOIS UN HÉROS, DÉCRIS LA SCÉNO
MANZI : C’est très esthétique et franchement pas une surprise quand on connaît l’amour du metteur en scène pour les arts plastiques. Les objets (matelas gonflables, ballons de baudruche, bassines) sont utilisés de façon méthodique ou anarchique mais toujours dans un scénographie très graphique. Côté jardin, l’accompagnement musical est joué en direct, par l’homme-orchestre, Alfred Spirli, et la dimension ludique des échanges bruits/gestuelles parle au plus grand nombre. Les jeux de lumières sont soignés et l’espace scénique est exploité dans son intégralité, de l’accueil des invités, dans les travées jusqu’aux hors-champs maîtrisés. Bref, pour une première, y’a de quoi être fier.
ZERBINETTE : Le plateau est une chambre, dont les matelas sont empilés en arrière scène sur une moquette. À gauche, Le batteur Spirli produit des sons éclectiques en triturant ce qui ressemble à une poussette désossée devenue batterie de récup. L’engin produit des sons franchement insolites. Les performeurs enchainent une dizaine de tableaux, en exploitant différents objets. Ballons, bassines, gonfleurs, matelas, élastiques, tubes de plastique qui tombent du ciel et autres éléments qui enrichissent l’acoustique. Tu l’auras compris, la mise en scène n’est jamais statique. Esthétiquement, la composition est souvent très réussie. Les formes géométriques et les couleurs primaires rappellent le cubisme. Malgré le mouvement perpétuel, Camille Touzé a ce talent d’équilibrer ce chaos. Parfois, c’est très beau.
ET CES COMÉDIENS, ILS ÉTAIENT BIEN ?
MANZI : Je dissocierai la prestation de la comédienne La Paulinette en narratrice au phrasé atypique des quatre artistes au plateau qui sont dans un registre peu verbal et plus athlétique. Si je suis convaincu des talents de cette jeune artiste, je n’étais pas forcément touché par son interprétation dans sa précédente performance Quiproquo dont le propos m’avait laissé sur le carreau. Ce texte beaucoup plus fourmillant - même si toujours déconcertant - lui permet de proposer une vraie interprétation avec une belle prouesse de diction, une foultitude de mimiques dans la précipitation et des déplacements en adéquation.
ZERBINETTE : L’interprétation proposée par La Paulinette secoue. Aux portes de la folie, elle rend parfaitement compte de l’esprit surréaliste, offrant des monologues éructés complètement tarés. Sans que les mots ne fassent sens, on y entend la jouissance de dire. Parfois, on la pense en crise de delirium tremens, mais cette interprétation foutrarque n’est jamais grotesque. Côté Shadocks, il est plus difficile de s’émerveiller puisque ces artistes effleurent tour à tour plusieurs disciplines du spectacle vivant ( théâtre, danse, cirque), sans véritablement en aborder aucune. Leur côté sale gosse n’est pas suffisant pour donner à leur labeur, une épaisseur.
CE QUI T’A MARQUÉ SANS T’ÉTALER
MANZI: J’ai beaucoup aimé le tableau chorégraphique avec les matelas gonflables dont l’exploitation a été pensée en profondeur et développée en apesanteur. C’était drôle, absurde, technique et fragile à la fois. Ou comment un objet plutôt moche et fonctionnel nous embarque dans l’émotionnel. Dommage que ces moments d’harmonie gesticulée ne soient pas plus souvent répétées car la mention “cirque élastique” suppose un peu plus de performatif et de verticalité qu’on ne retrouve pas assez.
ZERBINETTE : Coup de cœur total pour trois tableaux. Le quatuor des matelas enchainant les entrechats sur des notes de piano est une géniale trouvaille à tous niveaux. Idem pour le rodéo sur ces noirs matelas, les 4 bougres chevauchant frénétiquement leur monture de polyester ont déclenché des rires dans l’air. Un moment de grâce pour finir avec la danse des élastiques, trop fugace à mon goût, pour la poésie éphémère de la composition, en toile de fond. Reste que toutes les interventions de Spirli, savant fou ruminant en bord de scène apportent à ce spectacle une dimension musicale hautement originale.
T’AS AIMÉ OU PAS ? SOIS FRANC OU TAIS-TOI
MANZI: Franchement, j’ai passé un très bon moment car il fut atypique et unique même si je ne n’ai pas été emporté par l’expansibilité des tirades poétiques. Pourtant, en amont de la représentation, j’avais fait mon bon élève en écoutant quelques archives sonores de Christophe Tarkos (Le bonhomme de merde est un régal d’incongruité) qui m’ont permis de me familiariser avec l’univers minimaliste et décalé de cet auteur. La référence aux Shadocks dans le titre de cette bafouille indique qu’il faut accepter l’absurdité pour embarquer dans cette quête sans finalité et éveiller son immaturité pour oser s’évader.
ZERBINETTE : Malgré de nombreux passages réussis, cette création qui associe beaucoup de disciplines me pose un problème d’intention. Séparément, de nombreux éléments séduisent. Mais la construction d’ensemble est inégale. Parfois, l’agitation ne fait pas sens et le brassage d’air nous perd. Il manque un fil conducteur à cette composition, parce que l’esthétique seule ne nourrit pas le fond. Certes, il y a, dans tout acte radical une difficulté à instaurer une unité. Gonfle est encore une œuvre en pointillés. Un bateau fou qui met les voiles sans qu’on sache vers où.
Sachez qu’il reste des places pour la représentation de Gonfle à Lespas, mardi 29 octobre
Un grand merci à Bertrand Bovio pour les photos