Féministe, quel est ton monde ?
Cha Sovaz... C'était son surnom, et elle le portait plutôt bien. Car Charlotte Molina-Precioso était du genre à sortir les griffes dès lors que quelqu'un daubait sur le féminisme, et à feuler contre celles qui, à l'évidence, se trompaient de combat. Son féminisme à elle, ce n'était pas celui, creux et excluant, des revanchardes pour qui le mâle blanc était à l'origine de tous les maux, ni celui de quelques pseudo-éveillées égarées dans des luttes communautaires et exhibant fièrement les signes de leur soumission religieuse. Non, son féminisme à elle, c'était un féminisme de portée universelle, auquel on ne pouvait qu'adhérer. C'était le féminisme crachant sur tous les Pères la Morale. C'était celui des bouffeuses de curés et de barbus. C'était celui des marcheuses de la Women's March défendant le droit à l'avortement et vilipendant le conservatisme des juges de la Cour Suprême américaine. C'était celui d'une Marjane Satrapi soutenant, aux côtés d'une ribambelle d'auteures, la révolution des iraniennes aux cris de Femme, Vie, Liberté (Éditions Iconoclaste, 2023). C'était le féminisme des Pussy Riot s'égosillant face à la montée de l'intégrisme orthodoxe, concomitante à celle de l'impérialisme pan-russe. Son féminisme à elle, c'était le même que celui des Femmes Déterminées (Dans La Bouche d'Une Fille, Albin Michel, 2021), un collectif regroupant les dignes héritières d'un militantisme à la Kathleen Hanna.
Riot Grrrl !
Kathleen Hanna ? Elle avait été la chanteuse du groupe Bikini Kill et était considérée comme l'égérie du Riot Grrrl. Ce mouvement, né au début des années 90 à Olympia, sur la côte Nord-Ouest des États-Unis, à deux pas de Seattle, avait logiquement repris la plupart des codes musicaux et vestimentaires de la vague grunge/noise de la même époque (Nirvana, Mudhoney, Pearl Jam, etc...).
S'il était régulièrement considéré comme l'une des composantes du courant grunge, le mouvement Riot Grrrl s'en distinguait pourtant de part son implication politique absolue et son féminisme intransigeant : format 100% féminin des groupes, dénonciation de la toxicité masculine en vogue alors dans le milieu du punk américain, lutte contre le patriarcat et la religion, combat pour les minorités sexuelles et contre la culture du viol dans la société... Les mouvements contemporains LGBT et #MeToo, sans le savoir, lui étaient infiniment redevables.
Bikini Kill restait le groupe Riot Grrrl de référence. Mais Les Bratmobile, avec leur son garage-punk si caractéristique, demeuraient musicalement mes préférées. Quelques groupes d'Olympia, plus confidentiels, avaient également vu passer en leur sein la plupart des instigatrices du mouvement : Slitter-Kinney, Team Dresch, Heavens To Betsy, 7 Year Bitch...
TABA!
La Réunion, mai 2023.
La scène avait été dressée dans le Jardin de l'État, en face du Muséum d'Histoire Naturelle de Saint Denis. Trois groupes locaux étaient invités à s'y produire dans le cadre de l'opération La Nuit des Musées, pour un concert qui, s'il se voulait familial, n'en demeurerait pas moins hautement énergique et rock'n'rollesque.
Le rock steady y avait d'abord été à l'honneur avec My Own Klub*, la version acoustique de Holy Soul (ex-Rock Steady Sporting Club). Le public se laissait entraîner par la voix aérienne de la chanteuse et les arrangements musicaux distillés tout en tranquillité par nos Western Specials locaux. Puis, entre une dix-neuvième visite des collections du musée en compagnie du fiston et de ma compagne, et l'entrée en scène des synth-punkers de Kilkil*, le groupe TABA! était monté sur scène. Leur performance, efficace et directe, nous avait tout bonnement surpris.
Cinq ans plus tôt, Cha Sovaz avait été la chanteuse du groupe de rock indé réunionnais Tell Me Peter. En 2022, dans les entrailles du StudioTic, elle avait fondé le combo TABA! avec son acolyte Guillaume Futhazar aux machines (par ailleurs au synthé dans le trio électro-indé péi Imposter). En débutant son 'show' avec une reprise fidèle du morceau Deceptacon du groupe Le Tigre # - combo synth-pop/électro-punk new-yorkais monté, justement, par Kathleen Hanna après son expérience avec les Bikini Kill à la fin des années 1990 - le duo avait affiché sans ambiguïté une double filiation au groupe américain.
Une filiation avec la musique du Tigre, d'abord... TABA! avait en effet annoncé la couleur musicale de toute la prestation qui allait suivre : punk synthétique, électro-clash, dark-waves et pop-technoïdée. On avait aussi pu découvrir, entrecoupant leurs diverses compositions, une version 'waveuse' et sombre du morceau Disparate Youth de Santigold jouée à la façon d'un NightCall de Kavinsky, et celle, plus enjouée, du Mother des post-punkers néo-psychédéliques d'Idles.
Une filiation politique, également... La provocation punk, l'agit-prop héritée du Riot Grrrl et un féminisme assumé transpiraient aussi bien des morceaux (à noter la reprise du sarcastique J'aime Mon Pays du groupe féministe Sexy Sushi - duo programmé à la Réunion en 2014 dans le cadre des Électropicales) qu'à travers la gestuelle un brin provocante et l'étonnante tenue pailletée 'slut doll' de la chanteuse. Le groupe n'alla cependant pas jusqu'à jouer devant le public familial rassemblé ce soir-là son titre-phare, Krevsaål Pūht - à lire littéralement - qui aurait pu s'avérer, pour le coup, 'électraumatique' - pour reprendre un des bons mots du duo.
La prestation de Cha Sovaz et de TABA! fut donc particulièrement réussie, et à l'évidence, le groupe n'allait pas tarder à devenir la nouvelle révélation électro-punk réunionnaise.
Épilogue de Bongou
La voix de Pascale virevoltait joyeusement au milieu des arbres du parc. À une centaine de mètres de la scène où jouait Kilkil*, accoudé au comptoir du bar du Jardin de l'État, je goûtais enfin les premières fraîcheurs de l'hiver austral. L'infernale saison estivale semblait toucher à sa fin. On respirait. Je revivais. Ce fut là que je croisai pour la troisième fois Manzi, le rédacteur en chef de Bongou. Ma position avait enfin évolué. J'étais dans les meilleures dispositions possibles pour reconsidérer la proposition qu'il m'avait faite six mois plus tôt. Celle d'écrire quelques chroniques pour son webzine culturel.
Lors de notre première rencontre au Théâtre Canter, au concert des Make-Overs en novembre 2022, ma réponse avait pourtant été lapidaire. Pour moi, le punk se devait de rester 'underground', DIY, sans compromission, jalousement préservé du grand public et même pourquoi pas 'apopulaire'... Point final... Il était également hors de question de mélanger les genres et de retrouver mes chroniques en vis-à-vis de recettes de cuisine. Manzi ne s'était pas décontenancé. Il était revenu à la charge quatre mois plus tard au Bisik. Je lui avais alors promis de faire l'effort de lire quelques lignes de Bongou. Je m'étais fourvoyé, il ne s'agissait nullement d'un webzine culinaire. La recette était culturelle et, cerise sur le gâteau, carrément caustique. La liberté de ton des divers intervenants, la fluidité des propos et la qualité de l'écriture m'avaient sauté aux yeux. Nous nous étions même retrouvés spectateurs du 'show' nihiliste et dérangé Thyphus Bronx après la lecture d'une chronique dithyrambique de cette pièce.
Bongou me replongeait aussi au cœur de ce vieux questionnement sur le sens du partage de la connaissance et sur le rôle de la culture en général. N'étaient-ce pas là les deux dernières barrières nous protégeant de l'abîme vertigineux vers lequel nos sociétés s'apprêtaient à plonger ? Et puis, pêché d'orgueil, l'offre de Manzi caressait finement mon ego d'apprenti écrivaillon... Le fruit commençait à mûrir.
Pour alimenter mon blog, j'avais commencé à réfléchir à ces quelques concerts locaux qui avaient égayé notre été austral: la garage-punk grungy des sud-africains de Make-Overs, la noise hardcoreuse de Pamplemousse, l'indus tribal des italiens de Putan Club, le post-hardcore mélodique de Thee Orlando's, le synth-punk arty de Kilkil, la Oi de MonOi, le punk-hardcore de Circle A et de Tukatukas, le garage-punk juvénile des lyonnais de Johnnie Carwash, la pop synthétique de Tuelipe, le D-beat de Fénwär, le post-punk des madrilènes de TzeTze, le rock steady de My Own Klub, l'électro-clash de TABA!...
Le charme de tous ces groupes résidait principalement dans leur féminisation. Toutes ces chanteuses et musiciennes, quels que fussent leur style de prédilection, leur positionnement sur le féministe, leur parcours politique ou leur situation sociale, affichaient la même force tranquille, la même positivité et la même indépendance. Toutes montraient un même épanouissement jubilatoire dans la conduite de leurs projets musicaux. Toutes avaient la même inclination au partage et le même rapport à la mixité dans leur groupe. Les féministes 'universelles' en avaient rêvé, ces punkettes le réalisaient. Et elles étaient en train de changer définitivement le visage du punk rock. Je le tenais, mon sujet pour Manzi.
Olive The Jerk du blog Shut Up & Play The Music
Notes
° Allez Les Filles, Les Thugs, Strike, 1996
* Voir précédemment dans Shut Up & Play the Music (blog & fanzine)
# Voir la chronique très récente du premier album éponyme du Tigre par Valentin JoliCoeur de Radio Waho pour le webzine culturel péi Bongou