Avec l'Est réunionnais, on touchait du doigt l'essence rurale de notre île, et son histoire profonde : les alizés chargés d'humidité, la canne à sucre à perte de vue, les forêts tropicales des Hauts, le volcan et l'entrée vers les cirques, l'Océan Indien agité, le brassage ethnique... Si le lieu était très charmant, il fallait aussi admettre cette vérité première: le soir, dans l'Est, on s'ennuyait royalement.
Le café culturel le Bisik de Saint Benoît figurait parmi les rares lieux de sortie aux alentours. J'avais toujours apprécié ce petit îlot de culture, sa scène de taille modeste, sa décoration ruralo-artistique, son ambiance populaire, et son public paisible d'habitués, composé majoritairement de jeunes enseignants venant siroter leur bière après leur journée de travail.
La seconde étape de l'édition 2023 du Rock à la Buse s'arrêtait donc ce soir-là au Bisik. L'équipe organisatrice de la Ravine des Roques n'ayant, ce coup-ci, pas besoin de bénévoles, j'avais convaincu ma compagne de m'y accompagner en lui vendant la venue des jeunes 'garageux' lyonnais de Johnnie Carwash. C'était aussi l'occasion d'assister à un des concerts de re-formation du groupe local the Circle A, dont j'avais croisé la route une dizaine d'années plus tôt. Mais également d'enfin voir la première partie, MonOi!, la dernière révélation du punk local, et le tout premier groupe réunionnais s'appropriant un style musical très particulier : la Oi!
Chapitre 1 : MonOi !
La Oi ? La musique de skinheads ? À la Réunion ? Pour aborder ce sujet complexe auprès des quelques profanes qui s'attarderaient autour de ces lignes, il fallait d'abord se déporter quelques instants du côté de l'Angleterre Thatchérienne du début des années 80, à une époque où le punk rock dans sa version 1976 n'était déjà plus qu'un lointain souvenir.
Oi! Oi! Oi! #
En 1981, le cri de ralliement Punk's Not Dead - véritable doigt d'honneur aux journaux the Sun et consorts qui avaient enterré un peu rapidement le mouvement - annonçait la seconde vague du punk, dans laquelle allait se reconnaître toute une génération de jeunes anglais. Elle regroupait pêle-mêle une multitude de sous-genres, allant de l'arty-punk synthétique (PIL, New Order...) au post-punk (Television Personalities, the Fall...), de la cold-wave gothique (the Cure, Bauhaus...) à l'anarco-punk (Crass, Rudimentary Peni...), du revival UK82 (Vice Squad, the Adicts...) au punk-hardcore (the Exploited, GBH...), de la power-pop 'punkifiée' (the Vibrators, the Boys...) au ska 2-tone (the Specials, Madness...), du psychobilly (the Meteors, Mad Sins...) au mod revival (Long Tall Shorty, Merton Parkas...) et … à la Oi!
La Oi! - mot d'argot 'cockney' ayant valeur de salutation - se distinguait principalement des autres sous-genres du punk par un son brut, souvent mid-tempo, une voix généralement rauque, des chœurs 'hooliganesques', et surtout, un public de rebelles issus des banlieues et des bas-fonds londoniens - le 'bootboy' amateur de glam, le 'sharpie' à coupe mulet et l'ancien skinhead 69 y côtoyaient l'ultra de West Ham United, le punk je-m'en-foutiste, l'adolescent en décrochage scolaire et le prolo bagarreur.
La Oi!, c'était en fait l'appropriation pure et simple du mouvement punk par les enfants de la classe ouvrière. Des tubes tels que Take 'Hem All (Cock Sparrer), If The Kids Are United (Sham 69), War On The Terraces (Cockney Rejects), Violence In Our Minds (Last Resort), One Law For Them (4-Skins), Fighting The System (Criminal Class) ou Living In England (Angela Rippon's Bum) témoignaient de l'âge d'or de ce style musical - 1984 restant son apogée - mais reflétaient également toute la violence intrinsèque au mouvement.
C'Qui N'Aide Pas Vraiment +
Jouer au relou dans un bar après avoir bu quelques pintes, ou taquiner le joueur de l'équipe adverse pendant le match du dimanche, ça pouvait avoir son charme. On avait tous goûté au truc un jour ou l'autre, cela faisait même partie de l'ADN masculin. Cette partition devenait pourtant très malsaine dès lors qu'elle dépassait le stade du mode solo, et que le groupe venait soutenir l'individu dans sa bêtise. Pour la faire court, la rigolade individuelle, ça pouvait passer, mais pas la 'connerie' collective. Surtout si elle était politisée. Car dans le milieu ouvrier de tous ces prolos nihilistes de la Oi! des années 80, milieu bien sûr très perméable aux extrémistes politiques - xénophobie versus lutte des classes, révolution nationale versus révolte sociale... - la violence pouvait facilement virer au fascisme, et le noir au brun, ou au rouge.
À la fin des années 80, le bilan était sans appel. Le mouvement Oi! s'était définitivement fracassé dans le RAC (Rock Against Communism). L'idéologie suprémaciste du 'White Power' y régnait sans partage. Les boneheads y pullulaient, tout en servant de supplétifs aux partis d'extrême-droite. Il avait fallu l'émergence et l'activisme des mouvements SHARP (SkinHeads Against Racial Prejudice), anti-racistes, apolitiques mais politiquement avertis, et imperméables aux extrêmes politiques - y compris à la rhétorique 'dictature du prolétariat' chère aux jeunes redskins du RASH (Red Anarchist SkinHeads) - pour que le mouvement s'apaisât enfin.
Il y avait moyen d'être intarissable sur le sujet, passionnant et passionné. On pouvait aussi parler de l'exportation de la Oi! à l'international, de tel ou tel groupe américain, italien ou japonais, des liens étroits entre la Oi!, le ska et le punk, disserter des heures durant sur les contre-cultures skinheads, la place faite au football et au hooliganisme, l'ultra-violence du mouvement...
Oi! En France <>
On pouvait aussi passer en revue son développement en France. Parler des Swingo Porkies, précurseurs du genre. De l'unité punk & skins des années Chaos Productions (Camera Silens, Kidnap, les Trotskids, Komintern Sect...) et de la vague Oi! Française de 1984 (la Souris Déglinguée, l'Infanterie Sauvage, RAS, Tolbiac Toads, Brainwash, Warrior Kids*...). Vomir sur celles du RAC et du RIF (Rock Identitaire Français) qui suivirent. Évoquer le revival Oi! & ska des années 90 (les Frelons, West Side Boys, Kromen, the Herberts, les Partisans...), et l'éphémère 'boom' du début des années 2000 (l'auto-dérision sublime des Teckels (avec de futurs Frustration !), les années Working Class Zero sur Euthanasie Records des skinhead-reggae du 8°6 Crew , les Janitors, Toltshock, les Bulldogs, Usual Suspects, les fanzines No Government et Une Vie Pour Rien ?...).
Au début des années 2020, un nouveau chapitre, surprenant mais tout aussi passionnant, semblait vouloir s'ouvrir. Le courant semblait désormais moins violent, paraissait plus adulte et était débarrassé de ses errements de jeunesse. Et surtout - cause et conséquence ? - sa féminisation devenait une évidence. L'épanouissement et l'indépendance de ces dames ne manquaient pas d'infuser dans tout le mouvement et d'alimenter un cercle vertueux - les propos y devenaient plus mesurés, les thématiques totalement renouvelées et plus réfléchies, le sexisme et la lourdeur masculine plus discrets. La récente compilation Paris On Oi! (UVPR Vinyles, 2022), en offrant une concentration féminine de 'rude girls' et de 'birds' et une mixité jamais observée dans ce milieu historiquement masculin, était le parfait exemple de cette évolution (Bromure, Tchernobyl, Fracture, Cran, Parpaing, ou Squelette (au passage, écouter leur superbe Lp sorti sur Primator Crew Records)...).
MonOi!
Et MonOi!, alors, dans tout ça ? Leur nom fleurait bon les essences tropicales, la douceur de vivre des îles lointaines et leurs ambiances pacifiques. Il ne fallait pourtant pas s'y tromper : la musique de MonOi! restait avant tout de la Oi! et cochait la plupart des cases de sa composante contemporaine française.
Ses membres avaient clairement été biberonnés à la Oi!, mais aussi au punk, au ska et au psycho. On retrouvait d'ailleurs leur présence dans de nombreux groupes locaux (Kilkil, Rock Steady Sporting Club, Holysoul, Jaws...). Avec MonOi!, Johny troquait la rythmique effrénée de sa batterie électronique minimaliste pour un élégant mid-tempo sur de véritables fûts. Charlou - l'unique skinhead de l'île - délaissait son saxo et ses machines pour empoigner sa guitare et poser une voix grave et virile sur les morceaux. Sa compagne, Solweig, s'était mise à la basse depuis peu. Déjà, elle apprivoisait les chœurs, et on pouvait être sûr qu'il ne se passerait pas longtemps avant qu'elle ne prenne davantage possession du chant et des paroles.
Les thèmes restaient pour le moment très classiques et raccords avec le style : des histoires de football, d'amitiés de jeunesse, de routes divergentes et d'époques ancestrales où les bastons étaient monnaie courante. La démo digitale de 4-titres, sortie en juin 2021, avait reçu un écho favorable du côté de la scène Oi! métropolitaine (dans un échange récent, le chanteur des West Side Boys m'en avait dit le plus grand bien). Le morceau Comme Des Frères figurait sur l'éclectique compilation de Maudit Tangue Records (2022). Leur prestation était agrémentée de reprises judicieuses en forme de clins d’œil à certains groupes incontournables (Jibbers de 8°6 Crew, l'amusante reprise du tube des Trotskids, créolisée en Pa D'Kanyar Dans Mon Bar). Autant de références parfaitement claires. MonOi!, c'était donc une affaire à suivre de près.
Olive The Jerk du blog Shut Up & Play The Music
Notes :
° Allez Les Filles, Les Thugs, Strike, 1996
# Oi! Oi! Oi! Cockney Rejects, Greatest Hits Vol. II, EMI, 1980
+ C'Qui N'Aide Pas Vraiment, les Teckels, Aboivent Z'en Français, Coquenais Records, 2000
<> Oi! En France, Compilation Bords De Seine Records, 2000
* Voir précédemment dans Shut Up & Play the Music (blog & fanzine)